Des chars d’assaut ukrainiens, à la « frontière » avec la Crimée, le 12 août. | Aleksandr Shulman / AP

S’il subsistait un doute quant à l’état de tension extrême régnant entre la Russie et l’Ukraine, l’annonce par l’armée russe, vendredi 12 août, du déploiement en Crimée de systèmes de défense antiaérienne et antimissile S-400 lève toute ambiguité. Vladimir Poutine a engagé un bras-de-fer et fait étalage de sa force. L’arrivée de ces missiles dernier cri avait déjà été évoquée par le Kremlin il y a un mois, mais cette nouvelle annonce intervient alors que la péninsule criméenne, annexée par Moscou il y a deux ans, est au centre d’une escalade inquiétante entre les deux voisins.

Le 10 août, les services de renseignement russes (FSB) avaient accusé leurs homologues ukrainiens d’avoir planifié des attentats contre des « objectifs vitaux » du territoire criméen, notamment des infrastructures routières et touristiques. Moscou assurait alors avoir repoussé, au cours du week-end précédent, des tentatives d’incursion d’hommes armés venus du côté ukrainien de la « frontière ». A cette occasion, selon la version présentée par les services russes, deux officiers russes – l’un du FSB et l’autre de l’armée – auraient été tués et plusieurs agents ukrainiens capturés.

Ces accusations graves et inédites de « terrorisme » ont poussé le président russe à annoncer un « renforcement de la sécurité » dans la péninsule, jeudi. La veille, il avait prévenu que la Russie ne laisserait pas ces actions sans réponse. Vendredi, c’est le premier ministre russe, Dmitri Medvedev, qui a haussé le ton en dénonçant un « crime contre la Russie et le peuple russe » et menacé d’une rupture des relations diplomatiques avec l’Ukraine.

A Kiev, où les accusations russes sont jugées « absurdes et cyniques », le président Petro Porochenko a ordonné la mise en état d’alerte maximale des unités militaires stationnées à proximité de la Crimée. Les capitales occidentales, qui ont aussi exprimé leur scepticisme vis-à-vis des allégations russes, appellent à la retenue, mais la crainte d’un embrasement est réel. D’autant que les importants mouvements de troupes russes, qui avaient débuté dès avant les incidents du week-end, se poursuivaient vendredi, tant à l’intérieur de la Crimée qu’avec l’acheminement de nouvelles unités depuis la Russie.

Rien ne dit que la situation ne va pas s’apaiser progressivement, mais le simple fait que la Crimée, et non les provinces en guerre du Donbass, soit à la source de ces nouvelles tensions, est en soi une donnée nouvelle et inquiétante, alors même que l’annexion du territoire, en mars 2014, avait été menée presque sans violences.

Des incidents confus

La situation et les motivations des acteurs sont d’autant plus illisibles que les incidents du week-end sont eux-mêmes particulièrement confus. Rien ne permet d’affirmer que les services ukrainiens n’ont pas réellement entrepris des actions en territoire criméen. Les services de renseignement ukrainiens (SBU) ont certes fait valoir que « l’Ukraine n’a aucunement l’ambition de récupérer par la force les territoires qui lui ont été pris », mais Kiev lutte désespérément pour que l’annexion de 2014, passée par pertes et profits dans les négociations entre Moscou et les Occidentaux, ne soit pas totalement oubliée.

La version présentée par les services russes comporte de sérieuses zones d’ombre, qui laissent fortement supposer que l’affaire a été, sinon inventée de toutes pièces, au minimum montée en épingle. Cette version russe fait état de bombardements à l’artillerie venus du territoire ukrainien dont aucun témoin, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, n’a vu la trace ou entendu les échos. Elle attribue l’opération au renseignement militaire ukrainien, mais Moscou n’a été en mesure de présenter qu’un seul de ces agents présumés : un dénommé Evgueni Panov, chauffeur routier dans la région de Zaporojia, dont on sait seulement qu’il fut un temps engagé volontaire dans l’armée ukrainienne, et dont la famille clame qu’il a été enlevé.

L’empressement inhabituel avec lequel Vladimir Poutine s’est exprimé, annonçant derechef son intention de suspendre les négociations de paix avec les Occidentaux sur le Donbass, montre aussi la détermination du Kremlin à exploiter les incidents et le climat de tension qu’ils ont suscité.

Offensives militaires « olympiques »

De quelle façon, et avec quel objectif ? La grande crainte ukrainienne, régulièrement exprimée depuis deux ans, est celle qui verrait la Russie tenter de conquérir la bande de terre reliant la Crimée à la partie du Donbass tenue par les séparatistes prorusses. Ces craintes font écho à la passion supposée de M. Poutine pour les offensives militaires dites « olympiques » (guerre en Géorgie pendant les Jeux de Pékin en 2008 et annexion de la Crimée lancée au moment de ceux de Sotchi en 2014), mais surtout à la situation dans l’Est ukrainien, qui reste tendue, notamment autour de Marioupol, justement sur cette côte de la mer d’Azov qui serait convoitée. Cette version maximaliste constitue l’hypothèse haute pour expliquer les troubles actuels – très haute, même, tant le coût militaire et politique d’un tel scénario serait élevé pour Moscou.

Mais elle a au moins pour vertu de rappeler la mauvaise santé économique de la péninsule, que son nouvel isolement a fortement pénalisée. Si la majorité de la population criméenne reste sans doute favorable au rattachement avec la Russie, celle-ci a eu le temps de constater, depuis deux ans, que sa situation ne s’était guère améliorée, tout cela au cœur d’une saison touristique morose. S’agirait-il alors de rappeler aux Criméens la précarité de leur situation et la valeur de la « protection » russe ?

L’hypothèse est valable pour la Russie elle-même. Pour nombre d’observateurs, Vladimir Poutine chercherait à détourner l’attention des Russes de la situation économique difficile de la Russie. Et ce alors que l’ennemi préféré des autorités et des médias russes ces derniers mois, le Turc Recep Tayyip Erdogan, a disparu à la faveur de la réconciliation russo-turque.

Moscou peut aussi chercher à obtenir des concessions des Européens sur le Donbass où la situation – autant du fait des Russes que des Ukrainiens – a viré depuis plusieurs mois au bourbier total. En faisant soudainement monter les enjeux sur la Crimée, Vladimir Poutine se retrouverait ainsi dans la position confortable et qu’il affectionne d’unique acteur en mesure de faire diminuer les tensions. La situation de quasi-vacance politique aux Etats-Unis, engagés en campagne électorale, favoriserait cette stratégie.

Dernière hypothèse, en quelque sorte la plus basse, Moscou chercherait simplement à effacer les traces d’incidents qui ont échappé à son contrôle. C’est l’une des opinions qui s’expriment notamment au sein du ministère de l’intérieur ukrainien, où l’on attribue la mort des deux Russes à des échanges de tirs avec des déserteurs de l’armée russe désireux de passer en Ukraine. Là encore, il ne s’agirait que de détourner l’attention.