L’homme qui cherchait le silence
L’homme qui cherchait le silence
Par Nicolas Celnik
Selon les expériences du bioacousticien américain Gordon Hempton, il ne resterait qu’une cinquantaine de zones dans le monde à l’abri du bruit. Aucune en France.
Depuis trente-cinq ans que Gordon Hempton parcourt le monde, micro à la main, enrichissant sa bibliothèque de milliers d’heures de « sons de la vie », il n’a pu répertorier qu’une cinquantaine de zones à l’abri des nuisances sonores humaines. Lorsque ce bioacousticien américain part en quête de silence, il ne cherche pas l’absence de bruit – chimère s’il en est – mais pense plutôt à quelque chose qui s’écoute, tout ce qui compose la biophonie (le son des êtres vivants) et la géophonie (le son des éléments naturels tels que le vent ou l’eau).
Fondateur et vice-président de One Square Inch of Silence (quelques centimètres carrés de silence), il milite pour la protection des espaces sonores, qui sont de plus en plus affectés par l’anthropophonie (sons d’origine humaine). « Si rien n’est fait pour préserver et protéger ces zones, écrit-il sur le site de la fondation, le silence risque de disparaître dans les dix prochaines années. »
Cinquantaine de zones de silence
Si le projet est poétique, la méthode pour déterminer une zone de silence, elle, est scientifique. A l’aube, quand la biophonie bat son plein, un sujet dont l’ouïe a été préalablement testée – celle de Gordon est altérée – doit pouvoir n’entendre aucun bruit anthropique durant quinze minutes consécutives. Si des ondes d’une fréquence percevable par l’ouïe humaine sont repérées par le sonomètre au moins tous les quarts d’heure, la zone n’est pas considérée comme silencieuse. Notre oreille peut déceler des sons provenant de plus d’une vingtaine de kilomètres, et un simple bruit d’avion suffirait à rompre la quiétude du moment – la sélection est donc drastique.
Après avoir déterminé des zones potentielles – en excluant celles à proximité des routes, agglomérations, couloirs aériens ou exploitations industrielles –, Gordon Hempton les a testées (à l’aide de son sonomètre) ou faites tester. A ce jour, il estime que seule une cinquantaine d’endroits est à l’abri du tapage lié à l’activité humaine. « Auparavant, regrette-t-il, nous pouvions parfois avoir plusieurs heures de silence consécutives. Maintenant, c’est à peine plus de vingt minutes. »
D’après lui, il resterait une douzaine de zones de silence en Amérique du Nord, quelques-unes au Nord de l’Europe, mais aucune en France, où il est déjà venu faire des mesures. « Quelqu’un qui viendrait affirmer le contraire souffre probablement d’une perte d’audition partielle non diagnostiquée », déclare-t-il avec certitude.
Sens le plus essentiel à la vie
Toutefois, Michel André, directeur du laboratoire d’applications bioacoustique de Catalogne, reste prudent quant aux conclusions de Gordon Hempton : « Le son se propage moins bien dans le froid. Je pense donc qu’aux pôles, par exemple, il y a beaucoup d’endroits vraiment silencieux. »
A l’heure actuelle, aucune autre étude de même envergure n’a été menée. « Mais ce qui ne fait aucun doute, c’est qu’il y a de moins en moins d’endroits au monde où le son anthropique n’existe pas ». Un constat rendu d’autant plus alarmant par cette remarque du chercheur : « Ce n’est pas parce qu’un homme n’entend pas un son qu’un animal ne peut pas le percevoir et en être affecté. »
Percevoir les sons est la faculté la plus essentielle à la vie, rappelle Gordon Hempton. « Si certaines espèces sont aveugles, aucune n’a survécu à la sélection naturelle sans être capable de percevoir les bruits qui trahissent un prédateur en approche. »
Retrouver la capacité à écouter
Après un traumatisme auditif dont il ne s’est remis que partiellement, Gordon Hempton a créé un sanctuaire du silence à l’ouest des Etats-Unis, au cœur de l’Olympic National Park (Etat de Washington). Une pierre rouge, posée en 2005 sur une bûche couverte de mousse, symbolise les quelques centimètres carrés de silence qu’il s’efforce de protéger. Quelques avions continuent de survoler l’endroit, mais ils sont rares : Gordon a envoyé aux compagnies des enregistrements du bruit que produisaient leurs transporteurs, et certaines ont déjà accepté de décaler les couloirs aériens.
Aller retrouver le silence est un pèlerinage pour Gordon Hempton. Lorsqu’il est assailli par le doute, il s’éloigne du tumulte de la ville et s’enfonce dans l’Olympic National Park. « Dans ces moments-là, je sais ce qui est bien, et je sais ce qui est mal. Dans le silence, je sais ce que je suis, et je sais ce que je fais », précise-t-il.
Ecouter le silence de la nature est une expérience spirituelle. Rien d’étonnant à cela, puisque « le silence est un point commun à toutes les religions », soutient Timothy Gallati. Ce diplômé de Harvard rappelle également que le silence est nécessaire pour atteindre des états mentaux méditatifs.
Que faire, alors, lorsque l’on est citadin et que l’on n’a pas de sanctuaire du silence à portée de main ? Le travail doit peut-être venir de soi. « Plus encore que l’audition, ce que nous perdons dans le monde d’aujourd’hui, c’est la capacité à vraiment écouter, remarque Gordon Hempton, qui compare une conversation à un combat. Dans un combat, il ne faut pas qu’il y ait de moment sans action ; c’est pareil pour une conversation, de nos jours. S’il y a un silence, il faut tout de suite que l’on vienne le remplir. »
Commencer par réapprendre à écouter, donc. Et c’est pour permettre à tous de méditer bercés par le babil de la vie, le bruissement du vent dans les feuilles, le pépiement des oiseaux et la clameur de l’orage, que Gordon Hempton les enregistre et les partage dans la soixantaine d’albums qu’il a publiés.