Bertrand Piccard : « J’ai gravé en moi chaque instant du vol Solar Impulse »
Bertrand Piccard : « J’ai gravé en moi chaque instant du vol Solar Impulse »
M le magazine du Monde
A une époque de profondes mutations, le rapport au temps est chamboulé. Nous avons invité des personnalités et des anonymes à se confier sur ce vaste sujet. Cette semaine, l’explorateur et aéronaute suisse Bertrand Piccard.
Bertrand Piccard, photographié sur le toit des bureaux de Solar Impulse, à Lausanne, le 10 août 2016. | David Wagnieres pour M Le magazine du Monde
De son tour du monde avec l’avion solaire Solar Impulse bouclé en juillet 2016 et des longues années passées à préparer ce projet, l’explorateur et psychiatre de profession a appris à penser le temps de façon différente. Il livre ici sa perception de ce temps passé tout en restant axé sur l’avenir avec le lancement d’un Comité international des technologies propres, fruit de sa réflexion, avec son équipe, sur le développement des énergies propres.
Quinze ans de préparation, un tour du monde, comment avez-vous apprivoisé le temps long ?
A l’origine, je suis quelqu’un d’impatient. L’expérience m’a appris que réaliser l’impossible prend du temps ! Solar Impulse devait durer six ans. Ça en a pris quinze. Ce temps long a changé notre regard. Ce n’est plus un projet professionnel, c’est une tranche de vie. Pendant tout ce temps, je me réjouissais de savoir si j’allais réussir. J’avais ce doute-là en moi. C’était ça le plus long. Savoir si tout ce que l’on faisait avait un sens ou pas. Savoir si cela se finirait bien ou mal. C’était cela le plus lourd à porter.
Est-ce l’envie de connaître la fin qui vous motivait ?
Non. Ce qui motive c’est de faire quelque chose qui n’a jamais été réalisé auparavant, et de penser que si c’était facile, quelqu’un l’aurait déjà fait ! J’ai répété cette phrase une fois par semaine à mon équipe. Car chaque semaine nous étions confrontés à des problèmes différents, des obstacles, des retards. Finalement, chacun a compris qu’il était en train d’accomplir une œuvre de pionnier. Chacun est devenu un explorateur. Pas seulement André (Borschberg, cofondateur et pilote de Solar Impulse) et moi.
Nous avons tous appris à nous remettre en question, à trouver des solutions en dehors de notre zone de confort, à être créatif et innovant, à sortir de notre manière habituelle de penser. On a tous grandi. Personne n’est resté le même. Après toutes ces années, chaque membre de l’équipe a d’autres cordes à son arc, davantage de maturité, de compétences et de performances. Pour résumer, le fait que ce soit très long rend la tâche plus difficile mais plus intéressante.
Il est question de résistance. Elle est conditionnée par l’éducation, l’expérience. On n’est pas égaux là dessus. Comment l’avez-vous géré au quotidien ?
Pour faire parler le psychiatre que je suis, ce qui est le plus difficile et crée le plus de souffrances, c’est de s’accrocher à une idée préconçue, une forme définie d’un but, et de ne pas réussir à changer d’avis et de manière de faire. A partir du moment où l’on comprend qu’il faut sans arrêt se remettre en question, on évolue intérieurement. La seule manière de réussir à s’épanouir est de prendre chaque crise au fur et à mesure qu’elle se présente comme une opportunité de changement. Les doutes et les points d’interrogation deviennent des stimuli pour la créativité et la performance. Chaque changement dans le programme doit engendrer un assouplissement personnel pour s’adapter à la nouvelle situation.
Etiez-vous prêt à ce que cela dure près de trois fois plus longtemps ?
Je n’avais prévu cela mais j’ai réussi à m’adapter, et à aucun moment je n’ai voulu abandonner. Les étapes aident à accepter ce temps long. Le premier avion avec des expéditions magnifiques au-dessus de l’Europe, du Maroc, des Etats-Unis ; le deuxième avion, la première partie du tour du monde, la suite cette année. Il y a eu une progression. Ce n’était pas quinze ans dans le vague et dans le brouillard pour arriver d’un coup à une seule chose.
Ressentez-vous une nostalgie de ces années préparatoires ?
Jusqu’à il y a deux ans, j’étais nostalgique à l’avance. J’anticipais la tristesse d’avoir terminé. Depuis deux ans, le soulagement d’avoir enfin réussi surpasse ce sentiment de nostalgie. Voler sur cet avion, dans de bonnes conditions météo, avec le soleil qui fait tourner mes moteurs électriques, cela ne provoque pas de fierté particulière, alors que réussir à faire quelque chose d’aussi difficile et d’aussi long sans perdre la motivation pendant quinze ans, si !
Est-ce le point commun entre ceux qui ont participé au projet ?
Je pense. Réussir quelque chose considérée comme inatteignable en trouvant les solutions nécessaires rend forcément fier. Et les solutions étaient multiples ! Technologiques, logistiques, diplomatiques. Des autorisations, des assurances, de la communication, des préparations météorologiques, énergétiques, de la maintenance. Vous savez, pour atterrir sur un aéroport aux Etats-Unis avec un avion expérimental, il faut rédiger un contrat de soixante pages. Le survol d’un grand pays se négocie avec son gouvernement. Alors quand vous recevez l’autorisation de la Chine, c’est magnifique ! Ces grands moments sont la somme d’éléments impossibles devenus possibles au fur et à mesure grâce au travail de chacun.
Comment avez-vous vécu le temps de vol ?
Les vols eux-mêmes ne représentent que vingt-trois jours sur quinze ans. Tout le reste n’est que bureaucratie, paperasse, administratif… Alors tous les vols ont été magiques. Quand je volais, je me disais que cela valait les efforts consacrés à ce projet. Autant le temps de préparation peut paraître trop long autant le temps de vol paraît toujours trop court. Là on aurait aimé que les vols durent plus longtemps. J’ai traversé l’Atlantique, entre l’Europe et New York, en trois jours et trois nuits. J’ai gravé en moi chaque instant du vol pour le rendre éternel, chaque impression, chaque son.
« Il ne faut pas être accro à ce genre d’aventures. Il faut qu’elles servent à quelque chose », explique Bertrand Piccard. | David Wagnieres pour M Le magazine du Monde
Comment fait-on pour figer le temps ?
J’ai toujours pensé qu’il faudrait réussir à l’arrêter dans les plus beaux moments de sa vie. Or on ne peut pas avoir d’action sur le déroulement du temps. En revanche, on peut avoir une action sur la conscience du moment présent pour en profiter au maximum. Quand on y parvient, il ne passe pas plus vite ou plus lentement, mais on en garde absolument chaque détail.
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Le dernier après-midi de cette traversée de l’Atlantique, j’étais entre les Açores et le Portugal, je n’avais rien de spécial à faire. Mais au lieu de mettre mon siège en arrière pour me reposer, je l’ai, au contraire, redressé pour regarder dehors et me souvenir de chaque détail. Je ne voulais pas atterrir en me disant que je n’avais pas assez profité ! Je me souviens de chaque reflet, de chaque nuage. Et je m’en souviendrai toute ma vie. C’est extraordinaire de pouvoir se dire que trois jours de vols passent si vite et que nous ne sommes que quatre à avoir accompli cela : André Borschberg, Dick Rutan, Steve Fossett et moi.
Le temps peut se ressentir dans le corps en se transformant en fatigue physique contre laquelle vous ne pouvez rien. Comment avez-vous surpassé cela ?
Quand je roule deux heures en voiture, je peux avoir des coups de pompe. Sur Solar Impulse, non, alors que je n’ai jamais aussi peu dormi de ma vie. Cela prouve que lorsque l’on sort de sa zone de confort, qu’on n’est plus dans la routine, on fonctionne beaucoup mieux. Et chaque vol était une extraction de la routine.
Ce n’est pas de l’adrénaline. Je n’avais pas le cœur qui battait plus vite ni les mains moites. J’étais détendu et passionné de découvrir quelque chose de nouveau. Je me souviens de moments, la nuit, à basse altitude, proche de la mer, pendant lesquels je me sentais totalement confiant, paisible et prêt à profiter de l’instant magique que je vivais. Quand vous regardez tourner vos hélices et que vous savez que seul le soleil vous donne cette énergie, qu’il n’y a ni bruit ni émissions polluantes, vous êtes dans un autre monde, ultra stimulant et fascinant.
Enfin, le temps court de l’arrivée. Quelles ont été vos impressions ? Celles que vous saviez être les dernières à bord de cet avion.
J’ai eu une très grande chance. Lorsque j’ai passé l’arrivée à Abou Dhabi, la même ligne qu’André avait franchie en décollant en mars 2015, je savais que nous avions réussi. Mais j’avais encore une heure et demie avant l’atterrissage car je devais attendre que le vent se calme. J’ai donc eu le temps de savourer. Tous les ingénieurs se relayaient au téléphone satellite pour me féliciter. Je pouvais les remercier un par un et leur dire ma gratitude pour leur travail. J’ai fini par atterrir. L’avion s’est immobilisé. André me faisait des signes pour que j’ouvre la porte. Et je lui faisais : « Non je n’ouvre pas la porte. » Il a éclaté de rire. Je voulais rester dans l’émotion, une minute de plus. J’ai fini par l’ouvrir. C’était déjà la suite.
Comment vivez-vous cette suite ?
Tout ce que j’ai accompli jusqu’à présent, ce n’était pas pour faire le tour du monde. Mais pour pouvoir, grâce à ce tour du monde, mener une action de promotion des technologies propres et des énergies renouvelables. Maintenant, j’ai les outils dont j’avais besoin : la plateforme de communication, la légitimité, la véracité du message. On peut faire des choses qui semblent impossibles grâce aux énergies propres.
Le futur, c’est une autre mission comme Solar Impulse ?
Je ne planifie pas d’autre grande aventure pour l’instant. Ma femme m’a dit : « Si tu continues à faire des tours du monde, le dernier, tu le feras en déambulateur à 95 ans ! » Il ne faut pas être accro à ce genre d’aventures. Il faut qu’elles servent à quelque chose. Mon but est de réunir, dans une association, tous les acteurs des technologies propres (associations, ONG, entreprises, start-up etc.). Tous parlent d’énergie mais ils n’ont aucune puissance ! Je veux les mettre en relation et créer une voix commune pour conseiller les gouvernements et les entreprises, et apporter des solutions rentables.
Combien de temps cela prendra-t-il pour que parvenir enfin à des solutions ? Solar Impulse devait durer six ans…
Deux fois et demie plus longtemps que ce que je prévois (rires). Non, ce n’est pas quelque chose qui a une fin en tant que telle. Il faut commencer en sachant que cela ne finira jamais.
Votre univers familial était propice au défi et à l’exploration, votre père et votre grand-père étaient eux aussi des explorateurs. Comment transmettez-vous cette passion à vos enfants, ou à vos équipes ?
J’écris beaucoup. J’écris un livre avec André Borschberg sur le tour du monde (à paraître chez Stock). Je donne des conférences dans les entreprises. C’est mon activité professionnelle. Je partage mon message sur LinkedIn ou Facebook. Quant à mes trois filles, je trouve extraordinaire qu’elles aient compris l’essence de l’esprit de pionnier.
26 juillet 2016 : un selfie de Bertrand Piccard pris depuis Solar Impulse, peu avant la fin de son tour du monde. | Bertrand Piccard /AFP
Quoi que l’on fasse, il faut le faire avec un esprit d’ouverture et de remise en question. Pas besoin de vivre des aventures spectaculaires. Il faut réussir, dans sa manière de penser, à transformer ce qui est communément admis en quelque chose de nouveau, de plus utile, de plus performant et de plus efficace. Quand je leur ai annoncé que le décollage était confirmé pour voler de Hawaï à San Francisco sur le Pacifique, je pensais qu’elles allaient me mettre en garde. Elles m’ont dit : « On est toutes les trois derrière toi. Fais-toi plaisir. » Elles ont rajouté : « Pioneering Spirit for Life. » L’esprit de pionnier pour la vie ! C’est de cela que nous avons besoin pour que le monde aille mieux. S’il va si mal aujourd’hui, ce n’est pas que l’on fait faux. C’est que l’on a fait trop longtemps quelque chose qui a marché autrefois !
A consulter : le site consacré à Solar Impulse : www.solarimpulse.com
Solar Impulse est sur Twitter et on peut voir les plus belles images sur Instagram