Des voix sans nom
Des voix sans nom
Par Jean-Jacques Larrochelle
Oscar du meilleur documentaire en 2014, « Twenty Feet from Stardom » rend hommage aux grandes et souvent anonymes choristes de la pop (mercredi 24 août à 20 h 55 sur Arte).
Twenty Feet From Stardom Official Trailer #1 (2013) - Music Documentary HD
Durée : 02:45
Oscar du meilleur documentaire en 2014, « Twenty Feet from Stardom » rend hommage aux grandes et souvent anonymes choristes de la pop.
Darlene Love, Merry Clayton, Claudia Lennear ou Lisa Fischer : on ne connaît pas leurs noms, mais on connaît leurs voix. A partir des années 1960, dans le semi-anonymat du fond de scène, entre le batteur et le soliste, les choristes ont donné à la musique sa couleur. Le plus souvent noires ou métisses, ondulant dans l’ombre de Ray Charles, d’Ike et Tina Turner, des Rolling Stones ou de Sting, elles ont été l’une des composantes essentielles des univers de la soul, du rhythm’n’blues ou de la pop. En 2013, dans un documentaire passionnant, Twenty Feet from Stardom (« à deux pas de la gloire »), le réalisateur américain Morgan Neville leur a rendu hommage. En 2014, le film a obtenu l’Oscar du meilleur documentaire.
Tout a commencé avec les Blossoms, premières choristes noires américaines à travailler en studio à la fin des années 1950. Et premières à avoir été ignorées au point que leurs voix, notamment celle de Darlene Love, ont été, à plusieurs reprises, créditées au profit d’un autre groupe, les Crystals, par la volonté d’un producteur aussi génial que détestable, Phil Spector. Les vicissitudes de la choriste de fond, incarnée par des femmes au tempérament très attachant, sont un peu le fil conducteur de ce film. « Aller du fond de la scène jusqu’au bord, c’est compliqué, reconnaît Bruce Springsteen, l’un des interviewés de marque aux côtés de Stevie Wonder, Sting ou Mick Jagger. Le chœur reste une position sans gloire. »
Darlene Love, ex-chanteuse dans les « girl groups » de Phil Spector. | PROJECT B.S. LLC
Ce choix est pourtant assumé par Lisa Fischer, prodige vocal et monument de simplicité. Elle se dit « amoureuse de la vibration sonore ». Chanter est pour elle « un partage, jamais une compétition ». Elle déplore le côté « sordide » de celui ou celle qui veut « à tout prix réussir ». Réussir, pour beaucoup, c’est à l’époque devoir commencer par séduire. Claudia Lennear, qui au tournant des années 1970 fut l’une des « ikettes » d’Ike et Tina Turner, le sait bien. « Certains artistes voient les choristes comme des ornements, témoigne Lynn Mabry. Le code vestimentaire : exciter les mecs ! »
Si des Américains comme Lou Reed dans Walk on the Wild Side (« And the coloured girls go doo, doo, doo ») ont valorisé ces chants de l’ombre, le salut est venu d’Angleterre. La pop music naissante a désiré des voix noires et libres pour éclairer son univers. David Bowie, Joe Cocker et les Rolling Stones ont été de ceux-là. Les stridences célestes de Merry Clayton dans Gimme Shelter illustrent à merveille cet inestimable don.
Rolling Stones - Gimme Shelter (Lisa Fischer at Her Best)
Durée : 06:14
Sois choriste et tais-toi
Pourtant, la plupart se sont brûlé les ailes à vouloir s’approcher de la lumière. Merry Clayton, qui selon le producteur Lou Adler « tutoie Aretha Franklin » et a beau avoir, de son propre aveu, « un esprit guerrier », n’a jamais pu être une « superstar ». Sting ne s’embarrasse pas de précautions : « Ce n’est pas un milieu équitable, on le ressent tout de suite. Il n’est pas question de justice, ni même de talent. Ce sont les circonstances, la chance, le destin… Les meilleures s’en accommodent. » Chacune à sa place semble dicter une loi tacite. Avec pour mot d’ordre : sois choriste et tais-toi !
Au-delà de ses qualités propres – en dépit d’une forme plutôt conventionnelle –, le film de Morgan Neville a eu une vertu inattendue : depuis sa diffusion, certaines de ses héroïnes se sont retrouvées projetées sur le devant de la scène. Comme s’il avait révélé l’urgence de réparer une injustice artistique.
Twenty Feet from Stardom, de Morgan Neville (EU, 2013, 90 min). Le mercredi 24 août à 22 h 20 sur Arte. Rediffusion le 4 septembre à 1 h 25. Sur Arte+7 du 24 août au 31 août.