Quand l’animal sauvage explore la jungle humaine
Quand l’animal sauvage explore la jungle humaine
M le magazine du Monde
Le temps d’un été, « M » a interrogé notre rapport aux bêtes. La philosophe Florence Burgat et la photographe américaine Amy Stein se sont intéréssées au phénomène des animaux sauvages qui s’aventurent dans notre monde « civilisé ».
Image tirée de la série « Domesticated » et mise en scène à Matamoras, en Pennsylvanie. | Amy Stein
Les animaux ne sont pas les bienvenus dans les territoires que l’homme occupe. Perçus comme des intrus, des fauteurs de troubles, des producteurs de saletés, ceux ayant un propriétaire, donc identifiés et en principe soignés, y sont au mieux « tolérés » sous certaines conditions, comme le précise la réglementation. Cet encadrement répond, pour une part et dans certains contextes, à des motivations rationnelles ; et, pour une autre part, au grand rêve de l’entre-soi qu’est l’anthropocentrisme.
Les animaux doivent être tenus à l’écart – de multiples façons. Ils sont par principe, dans les cités occidentales en tout cas, tenus en main ou parqués. Alors comment les animaux sauvages qui arrivent dans les villes – un retour qui, en vérité, ne saute pas aux yeux – sont-ils perçus ? Voyons, pour répondre, la place réservée à ceux qui habitent les lieux urbanisés.
Le chien ou le chat domestique qui, s’étant perdu, devient « errant », « divaguant », est exposé à l’élimination par la fourrière municipale ; il a changé de catégorie, n’est plus sous contrôle et se rapproche de l’animal sauvage qui ferait irruption dans un espace quadrillé qui l’exclut. Quant aux animaux qui vivent dans nos quartiers, car ils y trouvent leurs moyens de subsistance, mais qui ne sont ni domestiqués, ni apprivoisés, ni appropriés – pigeons, rats, souris… –, ils font l’objet de régulières opérations de capture : ce sont des « nuisibles », considérés comme des vecteurs de maladies.
Le fantasme du grand méchant loup
Sans ignorer les problèmes que peuvent causer les cohabitations en général, les fantasmes qui gravitent autour des animaux sont remarquables par leur caractère archaïque. Le retour spontané de quelques loups en France l’illustre à l’envi. Animal sauvage par excellence, du moins dans les esprits, le loup n’est-il pas encore perçu comme le grand méchant loup, une machine à dévorer ? Les battues organisées par les autorités relèvent de la volonté de maîtrise de l’homme sur l’animal, en particulier sur l’animal libre.
A la fin du XVIIIe siècle, le philosophe allemand Johann Gottlieb Fichte juge que « la fin première de la chasse est la protection de la civilisation » et que « l’état sauvage doit partout reculer devant la civilisation ». Sous couvert de menaces plus ou moins imaginaires, n’est-ce pas en effet la défense d’un territoire vidé d’animaux libres qui s’exprime ? Ces remarques d’ensemble sont nécessaires pour évaluer la perception des animaux sauvages dans les villes.
Image tirée de la série « Domesticated », de la photographe américaine Amy Stein. | Amy Stein
La rencontre subreptice, le face-à-face fugace, avec un blaireau, un renard, un chevreuil… dans la ville est d’abord quelque chose d’incongru, comme si l’animal s’était trompé de route. Les animaux sauvages nous sont devenus étranges : présence insupportable pour beaucoup ; magique pour quelques autres, conscients que c’est la réduction de leur habitat qui les pousse vers l’ennemi de toujours.
Californie : un ours sauvage dans la piscine d'un particulier
Durée : 00:45
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Florence Burgat est directrice de recherche en philosophie à l’INRA, spécialiste de la condition animale et du droit animalier, auteure d’Une autre existence. La condition animale (Albin Michel, 2012) et de La Cause des animaux. Pour un destin commun (Buchet-Chastel, 2015).
« Domesticated », la série photographique d’Amy Stein, à voir sur www.amystein.com