Le parti de Nelson Mandela a-t-il perdu l’Afrique du Sud ?
Le parti de Nelson Mandela a-t-il perdu l’Afrique du Sud ?
Par Jean-Philippe Rémy (Johannesburg, correspondant régional)
Après les élections locales, le parti au pouvoir conserve sa majorité au niveau national, mais perd des villes cruciales comme Johannesburg et Pretoria.
Il y a eu, en l’espace de quelques jours, comme une ivresse, au sein du principal parti d’opposition sud-africaine, l’Alliance démocratique (DA). Malgré tous les efforts faits pour éviter le triomphalisme, le parti emmené par Mmusi Maimane ne pouvait cacher sa joie en goûtant sa performance lors des élections locales qui sont déroulées le 3 août : sa formation a pris d’assaut de grandes villes d’Afrique du Sud, couronnée par l’élection, finalement, d’un maire DA à la tête de Johannesburg, la capitale économique du pays. Une première depuis que l’Afrique du Sud est « nouvelle », depuis qu’on y vote librement, depuis 1994.
Certes, le Congrès national africain (ANC), au niveau national, demeure le premier parti et conserve sa majorité : 56 % au niveau national, c’est-à-dire au même niveau que lors des élections nationales de 2014. L’ANC n’a pas perdu les élections. L’ANC a perdu des villes clés et donc, d’un certain point de vue, l’ANC a perdu la face. Comme si quelque chose s’était fendu dans la confiance qu’a le parti de Nelson Mandela de pouvoir compter éternellement sur « sa » majorité d’électeurs.
Conseils municipaux houleux
Le scrutin s’est soldé par une perte de majorité inédite de l’ANC dans 96 municipalités sur 261. Parmi celles-ci, les plus importantes, en taille, en budget et en poids symbolique, de tout le pays. Mais la DA n’avait pas pour autant obtenu la majorité dans ces villes. Au terme d’une série de conseils houleux et de tractations complexes, l’Alliance démocratique est parvenue à constituer des coalitions ou à trouver des appuis pour faire élire ses maires dans les nouveaux conseils municipaux, puisque les électeurs votent pour des candidats conseillers, mais aussi pour les partis. Une règle de calcul complexe permet ensuite d’agréger ces chiffres pour composer le conseil municipal, lequel élit ensuite le maire.
A Nelson-Mandela Bay (Port Elizabeth), l’élection d’Athol Trollip, dans un contexte tendu, a ouvert la série des succès de la DA, jeudi 18 août. La municipalité englobe la ville portuaire et des zones industrielles où se trouve une partie de l’industrie automobile sud-africaine. Dans le Cap-Occidental, berceau de l’ANC, cette victoire de la DA signifie qu’un descendant de fermiers blancs (cinq générations sur la même ferme) peut accéder à des responsabilités alors que son « pedigree » en fait, a priori, un exemple de dirigeants du passé.
Athol Trollip est aussi l’un des responsables nationaux de la DA. Jeudi 25 août, il a formé son équipe, aussitôt qualifiée de « dominée par des hommes blancs » par l’ANC, désormais dans l’opposition. Le maire a annoncé la couleur, promettant de s’attaquer directement à « une bureaucratie en sureffectif, basée sur des recrutements politiques ». En clair, on accède à des emplois dans les municipalités par favoritisme, et le clientélisme politique joue un rôle crucial. La DA veut faire le grand ménage. Elle peut compter sur le soutien de la population des quartiers les plus modestes, excédée par la corruption et les dysfonctionnements au niveau local de ses conseillers.
La fin des « blue light »
Nelson-Mandela Bay n’était qu’un début. Le lendemain de l’élection d’Athol Trollip, Sol Msimanga était élu maire de Tshwane (Pretoria), la capitale. Lors d’un conseil municipal agité, le candidat de l’Alliance démocratique a été traité de « sell out » (« vendu «) par les conseillers de l’ANC, le nom réservé aux « collabos » noirs du régime d’apartheid et qui valait, dans les années 1980 où M. Msimanga a grandi, condamnation à mort par pneu enflammé dans les townships. L’accusation est-elle aussi usée que le capital de l’ANC dans les villes où la corruption supposée ou réelle des conseillers municipaux est vécue comme un outrage personnel par les administrés, y compris dans les townships où l’électorat est supposé le plus loyal au « parti de la lutte », l’ANC ? Ce sera à la DA d’amener des éléments de réponse. On gère, dans les municipalités, la fourniture d’eau et d’électricité, l’accès à des logements sociaux et de nombreux emplois ou contrats publics. Une mine d’or politique, donc.
A Tshwane, la capitale (2,2 milliards d’euros de budget), Solly Msimanga a décrété dès son premier discours qu’il comptait interdire les convois « blue light » (« lumière bleue »), longues processions de véhicules avec sirènes et gyrophares qui sont l’apanage des responsables politiques. C’est une mesure qui aurait pu attendre, et sera peut-être inapplicable, mais le nouveau maire tient au geste, en précisant que « seul le président [Zuma] », qu’il n’a pas nommé, aurait désormais le droit à ce cortège. Une façon de montrer des ambitions régulatrices dans la ville où se trouve le palais présidentiel.
Johannesburg, la ville où se concentre l’essentiel du pouvoir économique du pays, la ville des banques, des sièges des compagnies minières, allait exiger quelques jours de tractations complexes et de drames supplémentaires pour élire son maire. C’est chose faite depuis lundi, et Herman Mashaba, que la DA a installé dans le fauteuil municipal est un homme exemplaire de la région de Goli (« l’endroit où se trouve l’or » en zoulou, surnom de Johannesburg à l’origine). Ce n’était pas gagné : l’ANC était arrivée en tête, avec 44,55 % des voix, contre 38,37 % pour la DA. Mais, sur le nom d’Herman Mashaba, un front anti-ANC s’est constitué.
« Plafond de verre »
Son histoire est révélatrice d’un autre genre de destin que celui des responsables du parti « de la lutte ». Avant la fin de l’apartheid, Herman Mashaba ne s’est pas distingué en participant à la lutte contre la domination blanche, trop occupé, dans les années 1980, à monter des affaires. Il a commencé à bord d’une voiture, vendant divers produits depuis son coffre. Puis, ayant constaté que le marché des produits de beauté dans les salons pour les Noirs n’était conçu ni par ni pour leurs clients, il avait eu l’idée de débuter lui-même la production d’une ligne pour les cheveux, depuis le Bantoustan voisin du Bophuthatswana. La marque Black like me (« noir comme moi ») allait faire un malheur et sa fortune. A l’origine, le business avait été monté avec des bouts de ficelle, un petit emprunt, sa femme à la comptabilité, un Blanc à la fabrication dans le Bantoustan.
Herman Mashaba vendait, d’abord, depuis son habituel coffre de voiture. Il devait cependant se cacher : il était alors interdit à un Noir de bénéficier de la totalité des droits de distribution d’un produit, y compris le sien. Alors, pour ce qui concerne les effets des iniquités des années d’apartheid, on est mal venu de faire lui leçon. Lui, depuis, affirme s’être forgé un destin d’entrepreneur. Avec le temps, il a monté du reste de nombreuses autres affaires.
Fera-t-il pour autant un bon maire de Johannesburg ? Evidemment, Black like me sonne comme un slogan de campagne idéal pour la DA, qui a travaillé afin de changer son image de « parti de Blancs » en recrutant de nombreux militants noirs. Cela suffira-t-il pour propulser le parti d’opposition au-delà de son « plafond de verre » ? Ce n’est pas prouvé. D’ailleurs, la croissance de la DA est en train de se tasser, même si le parti recueille le bénéfice de son travail au niveau local, combiné à l’effet démoralisateur des scandales entourant le président Jacob Zuma sur l’électorat de l’ANC.
Alliance molle
Seulement, Herman Mashaba n’aura pas la vue facile. Le « commandant en chef » du Front de libération économique (EFF), Julius Malema, a tenté de faire annuler sa candidature, lui reprochant d’avoir déclaré à plusieurs reprises qu’on ne devrait jamais confier le pouvoir à des pauvres (car seuls les riches, en substance, seraient capables de résister à la corruption).
Le EFF, qui puise ses idées dans la lutte contre le capitalisme et prône la nationalisation sans compensation des terres des Blancs ou celle des mines et du secteur bancaire, est un étrange partenaire pour la DA, dont le registre politique tend plutôt vers le centre-droit, avec un accent constant sur la libre entreprise. Seulement, il a bien fallu composer. Finalement, une forme d’accord fragile, une alliance molle « anti-ANC », a été trouvé entre la DA et EFF. Herman Mashaba a été élu grâce à cela, mais les deux partis n’ont pas constitué de coalition à proprement parler. Demain, les conseils municipaux vont être tumultueux, rendant peut-être la gestion des villes impossible. L’ANC n’a pas dit son dernier mot. A Nelson-Mandela Bay, les responsables de la ligue de la jeunesse de l’ANC se jurent de faire casser l’élection d’Athol Trollip et de le chasser de la mairie : « Ce ne sera pas joli lorsque, au prochain conseil municipal, Trollip sera mis dehors, juste comme ça. On aura prévenu. A partir de maintenant, on ne fait plus dans la nuance. »
Dans son discours inaugural, après deux jours d’incidents divers (empoignades, annulations, un conseiller municipal s’est même effondré, mort, pendant les délibérations), Herman Mashaba a multiplié les mots autour de l’emploi, sur un ton « très DA », promettant de créer du travail en favorisant le « business », les « investisseurs », les « jeunes entrepreneurs », qui vont devenir ses « meilleurs amis »… Il a aussi affirmé que, « depuis la nuit dernière, la corruption a été officiellement déclarée ennemie public numéro un dans la ville de Johannesburg ». Des audits des dépenses publiques, mais aussi des analyses des qualifications des personnes employées doivent être réalisés à Johannesburg, Nelson-Mandela Bay ou Tshwane. Ces trois entités sont dotées d’un budget annuel qui, cumulé, se monte à pratiquement 100 milliards de rands (70 milliards d’euros). L’ANC, c’est l’autre leçon de ces élections, perd une partie de sa force de frappe clientéliste.
Jacob Zuma déstabilisé ?
Maimane avait dit et répété pendant la campagne que ces élections étaient un « référendum sur Jacob Zuma ». C’est sans doute vrai, dans la mesure où le verdict des urnes a été, de l’aveu même du secrétaire général de l’ANC, Gwede Mantashe, influencé par le scandale de Nkandla (les travaux dans la résidence personnelle du chef de l’Etat aux frais du contribuable). Le président Zuma est-il, pour autant, déstabilisé ? Sa réponse, sèche comme une claque, a déjà été donnée : un comité de contrôle direct des organismes parapublics en charge d’importants secteurs de l’économie (les ports, la compagnie nationale d’électricité, etc.) a été créé au lendemain des résultats et placé sous le contrôle de… Jacob Zuma. Dans la foulée, le ministre des finances, Pravin Gordhan, considéré comme une entrave face à un emballement de dépenses douteuses, a été convoqué par la police, convocation qui s’inscrit dans une tentative de déstabilisation judiciaire.
Des sanctions risquent d’être prononcées bientôt, notamment contre les responsables de la section de l’ANC de la région du Gauteng, qui appartiennent à une faction opposée à celle du président Zuma. Il est aussi question d’avancer la conférence élective de l’ANC, qui doit théoriquement avoir lieu en décembre 2017, et dont l’objet est de décider qui seront les dirigeants du parti pour les cinq années suivantes, sachant que le président de l’ANC est ensuite choisi lors des élections nationales pour être présenté à l’Assemblée, puis élu, par les députés (majoritaires depuis 1994) du parti au pouvoir. Pourquoi avancer cette conférence ? Le mouvement doit être rattaché aux manœuvres des pro-Zuma. L’heure des règlements de compte a sonné.