Des intellectuels à la dérive ?
Des intellectuels à la dérive ?
Par Nicolas Truong
Les récents propos tenus par le philosophe Michel Onfray sur les migrants soulèvent une polémique. Dérapage droitier d’un intellectuel de gauche ou inquisition médiatique des « bien-pensants » ?
ISABELLE ESPANOL
La scène des idées n’en finit plus de basculer. Et le bocal intellectuel national de patauger dans des polémiques dont il détient le secret. Formulant des doutes sur la véracité de la photo d’Aylan, l’enfant kurde échoué sur une plage de Bodrum, en Turquie, voici que le philosophe libertaire Michel Onfray évoque, dans les colonnes du Figaro du 11 septembre, ces questions qui sont « devenues impossibles à poser ». L’accueil des réfugiés, la dangerosité de l’islam ou la défense du peuple français font partie, on le devine, de ces sujets d’après lui occultés. Et voici Michel Onfray accusé, principalement par Libération (15 septembre), de « faire le jeu du FN ».
Le fondateur de l’Université populaire de Caen a choisi de répondre dans nos colonnes. Parce qu’il refuse d’être considéré comme « l’allié objectif » de Marine Le Pen. Parce que c’est la « droite libérale » et le « socialisme entrepreneurial » qui font, selon lui, le jeu du Front national. En reléguant une France périphérique ringardisée, la « fausse gauche » ne cesserait d’alimenter le parti d’extrême droite. Pour l’historien des idées François Cusset, ce nouvel épisode est le signe d’une « surenchère nauséabonde » de fast thinker condamnés, pour exister, à la « dérive droitière décomplexée ». Et d’appeler les intellectuels critiques à « ne pas laisser le monopole de la diatribe aux clercs les plus cocardiers ».
Victime du « bûcher médiatique » allumé par les belles âmes à la conscience morale inquisitoriale, Michel Onfray contribue au contraire à « clarifier enjeux et clivages » au sein de la gauche, notamment sur la question européenne, affirme le politologue Laurent Bouvet. Sa « dérive » est plutôt le signe d’un pays qui « perd le nord », d’une France complètement « à l’ouest », se désole, de son côté, l’écrivain Eric Naulleau. Une France oublieuse de sa véritable identité, qui doit reposer sur sa « générosité » envers les réfugiés, qu’ils soient dissidents est-européens ou boat people vietnamiens.
Il y a beaucoup de fils à démêler pour comprendre ces conflits idéologiques. Mais tout d’abord, comment expliquer la récurrence de telles polémiques ? Sans doute en raison de la transformation de la vie intellectuelle par la métamorphose du champ médiatique. Avec pour conséquence une simplification du débat public. Sur toutes les stations de radio et les chaînes de télévision – les journaux ne sont pas épargnés –, c’est le modèle des « grandes gueules » qui a triomphé.
Ce ne sont plus guère des dialogues ni même des controverses, mais des matchs de catch qui sont proposés. Pour chaque « sujet », il faut un « pour » (le retour des blouses grises à l’école) et un « contre » (idéalement favorable aux pédagogies alternatives). Ou bien un entretien décapant, voire outrancier, avec une star des idées. Des types, des jeux de rôle, des personnages, presque des caricatures. Voilà ce qui a détrôné les joutes de l’ancienne cléricature.
L’effacement progressif de la figure de « l’intellectuel universel », à l’image de Jean-Paul Sartre ou Albert Camus, encore incarnée aujourd’hui par Alain Badiou ou Edgar Morin, explique aussi ce passage du philosophe critique au bateleur médiatique. Peut-être faudrait-il également ajouter la défaite momentanée de « l’intellectuel spécifique ». Théorisée par Michel Foucault, cette figure du chercheur qui ne s’engage que sur ses domaines de compétences (le logement, l’hôpital, l’immigration, l’asile ou l’université) semble avoir moins de portée que par le passé. A force de bouder l’arène médiatique ou d’en être bouté, l’expert engagé est peut-être en train de laisser l’autre camp gagner la bataille des idées.
L’une des conséquences de ce chambardement est la transformation par les médias de certains « intellos » en marque de fabrique, en petite entreprise polémique. Or, une marque, ça se démarque. Et puisque la distinction est aujourd’hui davantage du côté viriliste et autoritaire que du côté libéral et libertaire, il est logique que la transgression se fasse plutôt du côté de la décomplexion droitière. Or, Michel Onfray continue de se réclamer du « socialisme libertaire ». Et c’est pourquoi la querelle prend un tour plus grave et singulier. D’autant que l’auteur du Traité d’athéologie n’est pas un simple chroniqueur starisé par les écrans de télé, mais un philosophe prolixe, un pédagogue des idées, un contre-historien de la pensée. « Trahison des clercs », disent, avec l’écrivain Julien Benda, les vigies indignées par ses débordements jugés « droitiers ». Trahison de « la splendide promesse faite au tiers état », répliquent, avec le poète russe Ossip Mandelstam, les intellectuels de gauche déçus, comme lui, par les socialistes au pouvoir.
Il s’agit donc d’un véritable clivage sur le rapport au « peuple ». Gare, toutefois, aux simplifications binaires. Car on peut à la fois être sensible à la « décence commune », comme dit Orwell, des gens ordinaires et ne pas forcément épouser leurs plus inavouables pensées. Comme disait le philosophe allemand Theodor W. Adorno, « glorifier les malheureux pauvres diables revient à glorifier le merveilleux système qui fait d’eux ce qu’ils sont ».
D’autant que la montée vers l’extrême est réelle et le basculement à droite d’une partie de l’opinion, indiscutable. Coauteur d’un ouvrage avec le polémiste « national-socialiste » Alain Soral et complice du journaliste Eric Zemmour à la télévision, Eric Naulleau affirme même prendre sa part de « responsabilité » dans l’ascension de ces histrions devenus leaders d’opinion. Car l’envie de faire craquer la chape de plomb du politiquement correct a parfois contribué à banaliser l’abject.
Face à cette déferlante, la posture victimaire des essayistes surmédiatisés tout comme la reductio ad hitlerum des moralistes indignés semblent en retard d’une guerre. Les premiers continuent de jouer les martyrs alors qu’ils font la couverture de tous les hebdos. Or, le disque est rayé et le subterfuge largement éventé. Sans compter le risque de lasser leurs aficionados qui ne sont pas des gogos. A force d’invoquer le retour des années 1930, de ne pas traiter avec le même soin les questions sociétales et les affaires sociales, les seconds passent parfois, aux yeux de l’opinion, pour d’irresponsables bobos.
Gageons que les véritables intellectuels, même pris dans le tourbillon d’une polémique médiatique, auront suffisamment de recul pour ne pas tomber dans le piège de la surenchère. Car l’époque est suffisamment troublée pour ne pas réduire la pensée au slogan.
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