Le mécano de la pensée patronale
Le mécano de la pensée patronale
Par Margherita Nasi
L’historien Félix Torres revient sur quarante ans de réflexion collective autour des grandes thématiques concernant l’entreprise.
« L’intelligence de l’entreprise. 40 ans de réflexion patronale en France », de Félix Torres. Manitoba / Les belles lettres, 284 pages, 23 euros. | DR
Les patrons réfléchissent-ils ? Comment peuvent-ils, mus par leurs intérêts propres, individualistes et en concurrence, développer une réflexion collective qui ne se résume pas au lobbying de leurs revendications professionnelles ? « La réalité est à la fois plus prosaïque et plus complexe. Ni simple courant d’idées, ni parti politique structuré, encore moins église, certes regroupé en syndicats professionnels (…) le monde de l’entreprise est infiniment divers, fragmenté et individualiste », résume Félix Torres, qui dans son ouvrage L’intelligence de l’entreprise se penche sur la doxa patronale.
Pour l’historien et anthropologue, directeur du cabinet Public Histoire, les thématiques élaborées par le monde de l’entreprise ne peuvent être comparées aux étiquettes du monde politique ou aux écoles de pensée philosophique. Pour comprendre la pensée patronale, il faut alors « se tourner vers les cercles de réflexion patronaux et ce que l’on appelle désormais les think tank ».
C’est donc sur l’un d’eux, l’Institut de l’entreprise, que se penche son ouvrage. Fondé au milieu des années 1970, issu du Centre de recherches et d’études des chefs d’entreprise (CRC), l’Institut de l’entreprise part d’un simple constat : « fédérer une pensée collective autour des grandes thématiques concernant l’entreprise, l’Etat, le marché, le progrès technique, matériel et spirituel, les valeurs de la communauté que forme l’entreprise etc.. »
Longtemps proche du Medef, ce cercle de réflexion ne saurait pourtant être réduit à un rôle de poisson pilote en matière d’idées neuves. « Proches mais aussi à une juste distance de la principale organisation patronale française, bénéficiant de liens et de soutiens qui se distendront à partir des années 1990 (…) tant le CRC que l’Institut de l’entreprise vont développer une personnalité propre, une identité étonnamment stable au fil de soixante années d’existence. »
Une voix dans le débat public
Une identité que le spécialiste de l’histoire des entreprises françaises associe à la modernité, à une forte empreinte chrétienne, au choix de l’Europe, de la mondialisation et de la course aux nouvelles technologies.
L’Institut de l’entreprise a été le lieu privilégié de deux grands mouvements qui ont transformé l’entreprise française : d’abord, l’élaboration du management participatif et de la responsabilité dans l’organisation, « un paradigme neuf qui a tourné la page du taylorisme bureaucratique et des relations de type administratif qui dominaient l‘après-guerre ». Le cercle de pensée a aussi été l’un des vecteurs de la mondialisation des entreprises françaises dans les années 1980-1990.
Une double révolution qui ne s’est pourtant pas révélée suffisante « pour contribuer à la sortie de la crise de l’économie française et à son chômage persistant ». A partir des années 1990, économie et société française rentrent dans une phase de stagnation. L’Institut néglige alors deux nouveaux chantiers : « celui du prix social et humain de l’excellence dans des entreprises de plus en plus externalisées et remodelées par les exigences du reengineering et de la financiarisation ».
Depuis les années 2000, le cercle de pensée retrouve un nouvel élan, et renouvelle sa présence dans le débat public. Il introduit en 2007 le chiffrage du programme des candidats à l’élection présidentielle, et préconise en 2011 la notion de « choc de compétitivité » nécessaire au redressement de l’économie française.
Nourri par de nombreux entretiens, l’ouvrage aide à mieux comprendre quarante ans de réflexion patronale en France. Il nous éclaire sur le visage de l’entreprise de l’après-crise. Le 15 mai 2012, l’Institut de l’entreprise organise une conférence-débat sur le thème « Refonder l’entreprise, repenser l’entreprise », où a été soulignée la nécessité d’une attitude plus active des entreprises, qui devraient « exercer désormais une fonction sociale au-delà de leur activité de production ». Avec l’avènement d’une troisième révolution industrielle numérique, une troisième révolution du management s’impose-t-elle ?
« L’intelligence de l’entreprise. 40 ans de réflexion patronale en France », de Félix Torres (Manitoba/Les belles lettres, 284 pages, 23 euros).