Dissuasion nucléaire : de lourdes questions en suspens
Dissuasion nucléaire : de lourdes questions en suspens
Par Edouard Pflimlin
Début septembre, le doublement du budget de la dissuasion nucléaire française à l’horizon 2030 a été confirmé. Cette annonce n’a suscité que peu de réactions.
Le sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) « Le Vigilant », à l'Ile-Longue, près de Brest, le 13 juillet 2007. | FRANCOIS MORI / AFP
Mardi 6 septembre, lors de la clôture de l’université d’été de la défense à Paris, les généraux et responsables politiques présents ont appelé à une augmentation rapide et forte du budget des armées. L’objectif ? Passer des 32,7 milliards prévus en 2017 à 41 milliards d’euros dès 2020 (de 40 à 44 milliards avec les pensions), soit de 1,78 % du produit intérieur brut (PIB), pensions comprises, à 2 % du PIB.
Plusieurs raisons sont invoquées pour justifier cette hausse. Mais le principal facteur qui sous-tend cet appel tient au fait que le coût de la dissuasion nucléaire va doubler pour atteindre 6 milliards d’euros par an à l’horizon 2030. C’est ce qu’a déclaré, au cours de cette université d’été, le délégué général pour l’armement, Laurent Collet-Billon. L’information, déjà évoquée en 2015, mais non confirmée à l’époque, est maintenant officielle.
A quoi servirait cette augmentation des sommes consacrées à la dissuasion nucléaire ? Comment cette décision doit-elle être prise et par qui ? Y a-t-il un risque de pénaliser les forces conventionnelles ? Paul Quilès, ancien ministre de la défense (PS), et fondateur d’Initiatives pour le désarmement nucléaire, et le général Vincent Desportes, ancien directeur de l’Ecole supérieure de guerre et professeur de stratégie à HEC et Sciences Po, donnent leurs analyses sur ces questions.
Comment la hausse du budget de la dissuasion nucléaire est-elle justifiée ?
« Cela correspond au coût des dépenses d’équipement nécessaire au fonctionnement de la dissuasion, auquel s’ajoute le coût lié aux investissements supplémentaires pour la modernisation », explique Paul Quilès.
Ce projet de modernisation, poursuit-il, « concerne un nouveau programme de SNLE [sous-marin nucléaire lanceur d’engins], le futur missile ASMP-A, la simulation, le sous-marin Barracuda. Il doit s’étaler sur un minimum de vingt ans, soit un budget de 120 milliards. Ce chiffre est une estimation basse, car les coûts des programmes ne sont jamais respectés. »
Cette augmentation des efforts sur la force nucléaire menacerait-elle les forces conventionnelles ?
« On peut craindre un effet d’éviction du nucléaire sur le conventionnel, considère M. Quilès. L’arme nucléaire a toujours bénéficié d’une haute priorité budgétaire : les annulations de crédits ne sont appliquées qu’aux forces conventionnelles et surtout aux crédits d’équipement. »
Le budget consacré aux forces conventionnelles est déjà sous tension. Celles-ci ont des difficultés à assurer leurs missions : manque de matériel de base, véhicules blindés obsolètes, pas d’hélicoptères ou trop vieux…
En revanche, pour le général Vincent Desportes cet effort sur le nucléaire est possible, sous conditions, tout en maintenant des forces conventionnelles fortes : « C’est crédible si on va jusqu’à 2 % du PIB pour les dépenses militaires. Mais il faut une restructuration forte du budget, qui correspond à 8 milliards d’euros supplémentaires par an. Cela suppose une revalorisation des missions régaliennes de l’Etat, au détriment d’un certain nombre de missions, sous une prochaine présidence, à condition qu’elle le veuille et qu’elle prenne le risque de tailler très fortement dans un certain nombre de postes auxquels les Français étaient habitués. Cela passe par une volonté politique forte. Augmenter d’un quart le budget des armées serait en effet une révolution. »
Pour M. Desportes, « si on n’a pas ce courage politique, alors le prochain gouvernement devra faire des choix sur le nucléaire ou sur le conventionnel. On a besoin du nucléaire mais encore plus du conventionnel face aux terroristes djihadistes, par exemple. Donc c’est le nucléaire qui va payer (les pots cassés) ».
De qui une telle décision doit-elle relever ?
Pour M. Quilès, « il n’est pas acceptable » qu’un tel choix sur la dissuasion nucléaire, « lourd de conséquences budgétaires, militaires et de sécurité ait été fait en dehors de tout débat parlementaire ». « Le débat doit avoir lieu, car il est “a-démocratique” qu’il n’existe pas », approuve M. Desportes.
« Le seul débat qui ait été lancé est celui mis en place par la commission de la défense de l’Assemblée nationale, avec la création d’une mission d’information sur les “enjeux industriels et technologiques du renouvellement des deux composantes de la dissuasion” qui n’a été créée que pour montrer l’intérêt technologique de la dissuasion », ajoute M. Quilès.
« Les vraies décisions en matière de défense sont prises à l’Elysée. Très rares sont les députés et sénateurs qui ont une vraie expertise militaire », souligne M. Desportes, selon qui « cela fait cinquante ans que l’on endort les Français sur le nucléaire : il y a une espèce de consensus mou qui fait qu’on ne monte pas au créneau sur ce sujet. Enfin, le nucléaire est une source de revenus importante pour l’industrie française. »
La France se met-elle en porte-à-faux au plan international ?
Pour M. Quilès, « cette hausse des crédits de l’armement nucléaire donne un signal très négatif. La France participe ainsi à une course aux armements nucléaires contraire au traité de non-prolifération. Elle se livre à la prolifération verticale (renforcement de l’arsenal nucléaire déjà détenu par les puissances nucléaires), ce qui ne peut qu’affaiblir la légitimité de sa lutte contre la prolifération horizontale (accès de nouveaux Etats à l’arme nucléaire) ».
L’ONU va examiner en octobre la proposition faite par 107 Etats de négocier un traité d’interdiction des armes nucléaires.
« Peut-on envisager une vaste confédération européenne dépourvue d’armes nucléaires ? Ce serait imprudent (face aux menaces) », estime pour part M. Desportes. Pour ce dernier, si la question du désarmement se pose à terme, à plus courte échéance c’est la composition de la dissuasion qui est en question. « Doit-on continuer à avoir une double composante de dissuasion nucléaire, sous-marine et aéroportée ? », s’interroge-t-il. « La composante aérienne a un coût qui est loin d’être négligeable », relève-t-il, notant que sa suppression libérerait des capacités aériennes pour les forces conventionnelles.