Ubisoft

« Un bras de fer boursier de cette intensité, c’est rarissime ! C’est une vraie pièce de théâtre, avec de nouveaux acteurs imprévus qui font irruption en plein acte. » Charles-Louis Planade, analyste chez Midcap Partners, ne cache pas la fébrilité et l’excitation qui ont gagné tous les observateurs du combat entre Vivendi et Ubisoft.

Depuis que le groupe de Vincent Bolloré est entré par surprise au capital de la société des frères Guillemot, à l’automne 2015, les deux entreprises mènent une partie d’échecs à la fois médiatique et boursière, dont l’issue pourrait être en partie déterminée par l’assemblée générale annuelle des actionnaires d’Ubisoft, qui se tient jeudi 29 septembre à 14 h 30 à Montreuil.

  • Quels sont les enjeux ?

A la surprise générale, Vivendi, qui avait exprimé son souhait d’être représenté au conseil d’administration, n’avait pas déposé de résolution en amont de l’AG. Mais l’homme d’affaires breton peut toujours le faire en introduisant une résolution en ce sens en cours d’assemblée, ce jour, transformant alors les actionnaires présents en arbitres.

Rejeter une telle résolution serait un message fort de volonté de préservation de l’indépendance d’Ubisoft. Si sa demande était acceptée, le groupe de médias de Vincent Bolloré mettrait en revanche un premier pied au coeur d’Ubisoft – prémices d’une éventuelle prise de contrôle de l’appareil décisionnel, avec ou sans offre publique d’achat (OPA).

Les dernières tendances, rapporte Reuters, sont toutefois à un statut quo, Vivendi cherchant l’apaisement après un an de bras de fer très médiatique.

  • Quel est le rapport de force actuel ?

Selon les dernières déclarations publiques (qui peuvent être inférieures à la réalité si d’autres transactions ont eu lieu depuis), les frères Guillemot détiennent 13,22 % des titres et 19,18 % des droits de vote. Vivendi, de son côté, possède actuellement 22,8 % du capital, et 20,2 % des droits de vote. Le rapport de force est donc extrêmement équilibré, et laisse une importance cruciale aux autres actionnaires, qui se partagent plus de 60 % des droits de vote restants.

  • Pour qui penchent les actionnaires ?

La tendance semble être à un soutien à Ubisoft. L’éditeur français a procédé à plusieurs émissions et rachats de titres, encourageant notamment ses propres employés à entrer à son capital depuis 2015. Résultat, les salariés de l’entreprise détiennent désormais 4 % de celle-ci.

Selon les informations de Bloomberg, Ubisoft aurait également le soutien des fonds d’investissement américain FMR (environ 9,6 % du capital et 8,76 % des droits de vote) et BlackRock (un peu moins de 5 % du capital et environ 4,5 % des droits de vote), ce qui porterait sa voix à plus d’un tiers du capital.

La grande inconnue résidait mercredi du côté de JP Morgan, qui a annoncé avoir porté de 0,73 % à 8,94 % sa part dans le capital d’Ubisoft, soit 7,90 % des droits de vote. L’opération, réalisée hors marché, devrait au final ne rien changer, la banque ne prévoyant pas de prendre part aux délibérations.

En outre, les intentions de nombreux actionnaires minoritaires sont inconnues, et pourraient vite épouser les vues de Vivendi si le géant des médias faisait jouer sa trésorerie gigantesque, en proposant, par exemple, un rachat d’action avec une prime de 30 % sur le cours en Bourse - mais il ne s’agit pas de l’actualité du jour.

  • En cas de prise de contrôle d’Ubisoft par Vivendi, quelles seraient les conséquences pour les consommateurs ?

A court terme, elles seraient nulles : contrairement à une émission de télévision, un jeu coûte plusieurs millions d’euros et met des années à être produit, ce qui rend peu probable l’annulation ou le changement de direction de projets en cours. En revanche, Vivendi pourrait être tenté de mettre fin à certaines séries peu rentables qu’Ubisoft a continué à soutenir, comme les jeux de tir Ghost Recon, ou à tenter des synergies avec des licences Universal ou Canal+.

Plus en profondeur, Ubisoft menace Vivendi d’un départ massif de ses créatifs, position très largement partagée au sein de « l’édito », la cellule centrale chargée du pilotage artistique et stratégique de la firme. A terme, le risque est de voir, comme pour Canal+, l’entreprise et ses marques continuer d’exister, mais vidées d’une partie de leurs cadres historiques, ou tout simplement, assure Ubisoft, de leur esprit. Jordan Mechner, créateur du jeu Prince of Persia, aujourd’hui propriété de l’éditeur français, a cosigné une lettre aux actionnaires avec plusieurs grands autres noms de l’industrie, comme John Romero (Doom) et Will Wrigh (Sim City, Les Sims) pour les sensibiliser à la question.

  • Se peut-il encore que Vivendi ne rachète pas Ubisoft ?

Oui. Vincent Bolloré est même coutumier des raids boursiers inachevés, comme avec Bouygues en 1999. Si Vivendi vendait ses parts aujourd’hui, le groupe réaliserait de toute façon une importante plus-value, liée à l’évolution du cours de l’action Ubisoft, qui a doublé en un an.

Mais il faudrait pour cela que le groupe de médias trouve un repreneur pour toutes ses parts – sans quoi le cours s’effondrerait immédiatement. Une partie du défi, pour Ubisoft, consiste donc à aménager une porte de sortie pour Vivendi, en se trouvant un partenaire qui accepterait cette charge tout en respectant l’identité et l’indépendance de l’éditeur. Le nom de Disney a circulé, mais il pourrait aussi s’agir d’un géant des télécoms.