A Nancy, le trompettiste Roy Hargrove part à l’aventure
A Nancy, le trompettiste Roy Hargrove part à l’aventure
Par Francis Marmande
Pour sa 43e édition, le festival Nancy Jazz Pulsations a recu, le 8 octobre, le quintet du musicien américain pour un concert remarquable.
Roy Hargrove 5tet au festival Nancy Jazz Pulsations le 8 octobre 2016. | William Henrion
Au mois de mars dernier, le trompettiste Roy Hargrove, 46 ans, devait se produire au New Morning (Paris, 10e). Santé inquiétante, annulation de la tournée, report des dates… Roy Hargrove vient de donner un concert remarquable, le 8 octobre, au Nancy Jazz Pulsations. Le NJP, 44e édition, une dizaine de lieux, des manifestations de tout calibre, rassemble 80 000 participants et produit 164 orchestres dans la ville et en région. En toute indépendance.
Rien de tel qu’un imprévu pour dater un événement. Sous chapiteau, toujours le 8 octobre à la même heure, en pleine prestation du saxophoniste Raphaël Imbert & Co, Music is my home, grosse panne de secteur sur une ligne de 20 000 volts. Panne qui affecte toute la Vieille ville de Nancy et par là, le parc de la Pépinière où est plantée la tente.
Bref moment de noir avant que les générateurs de secours prennent le relai (une demi-heure de réserve) ; la très groovy légion franco-néo-orléanaise cornaquée par Imbert continue de jouer acoustique, avant que le public ne soit convenablement évacué. Vingt-cinq minutes plus tard, tout avait repris son train à « la Pép ». Grosse soirée, c’est le genre de la maison, montant en puissance jusqu’à la prestation aussi époustouflante que sans nuance du bluesman Lucky Peterson – vocal et orgue Hammond B3.
Public très jeune
« Le blues s’est fait tellement piller par le rock que maintenant, il pique tout au rock… » Signé Claude-Jean Antoine, cofondateur du festival, connu sous le nom de « Tito ». Tito cite aussi Leonard Bernstein : « On ne vend pas la musique, on la partage. » Au fil du temps, le NJP est resté l’affaire d’une bande de potes, avec programmation incroyablement affûtée de Patrick Kader (dit « Patou »).
Fondé en 1973, le Nancy Jazz Pulsations a commencé d’entendre, dès 1974, sa petite musique : le NJP n’est plus ce qu’il était, il y a moins de « jazz »… On n’y reviendra pas, mais l’édition 1973 était déjà très bariolée. Le public du festival se renouvelle et reste très jeune – ce qui, dans le genre, est un exploit : 42% des spectateurs ont moins de 35 ans, et 18% de ces 42% – faites les calculs – moins de 24 ans. L’exigence de la bande à Tito cornaquée par Patou, c’est de « ne pas utiliser la culture comme une variable d’ajustement technique, économique et utilitariste. »
Qui, mieux que Patrick Kader, peut tricoter un programme avec cette autonomie de programmation qui ailleurs se dissout dans la « loi » du marché et celle des tourneurs ? les Vickings de la Guadeloupe, Bonga, La Grande Sophie, Puppetmastaz, Julien Lourau, Roy Hargrove… Ici, on ne chipotera même pas la présence d’Ibrahim Maalouf : depuis que Kader l’a déniché, le trompettiste de variété leur porte chance.
Par un signe des dieux, la précieuse salle Poirel épargnée des caprices de la fée électricité, inverse au dernier moment l’ordre du concert du samedi 8 octobre. Si fait que, première partie, Christian McBride (contrebassiste et leader) avec Christian Sands, piano, et Ulysses Owens, drums, enflamme un auditoire bon enfant. Sans lésiner sur les moyens, ni sur les décibels au risque de faire miauler acidulée la contrebasse, avec un jazz pour ceux qui n’aiment pas trop le jazz, tout un art.
Dandy songeur aux lunettes noires
Toujours est-il qu’après entracte, la première longue séquence du Roy Hargrove 5tet en fondu enchaîné répondant à on ne sait quelle injonction secrète du groupe ou de son leader, propose une version captivante de l’idée même de musique improvisée ensemble. De ballades très subtiles à la polyphonie la plus débridée.
Dandy songeur, juché sur un siège de bar ou de bassiste, le trompettiste se concentre à l’extrême sur le son d’ensemble. Suggérant, d’un sourire ou d’un regard, quelque infinitésimale orientation. Complet gris perle (ciel d’automne à Nancy), lunettes noires, col droit à la Fabius, considérables baskets blancs version banlieue 2016, il est dans la musique. N’intervenant qu’à juste titre, ménageant silences et rebonds, avec un à-propos parfait (surtout au bugle). Rythmique impeccable (Sullivan Fortner, piano, Ameen Saleem, contrebasse – une Pöllman orange convenablement réglée, celle-ci –, et Quincy Phillips drums).
Ce qui frappe, c’est la forme spontanément liée des motifs, impros, prises de parole sigulières et ruptures de rythme à vue, comme font les très grands, Ahmad Jamal, Charles Lloyd, Wayne Shorter… Roy Hargrove est né le 16 octobre 1969 à Waco (Texas). Il célèbre souvent au nombre de ses mentors, David « Fathead » Newman (Corsicana, 1933, Kingston, 2009), le légendaire ténor de Ray Charles.
Un rôle de passeur
Corsicana est à deux pas de Waco – 56 miles, soit 90,123 km –, et les musiciens afro-américains du Texas ne sonnent comme aucun autre musicien de la planète. Ils ont un accent. Même Ornette Coleman et Dewey Redman. Question de phrasé, de mise en place et de proximité. Curieusement, c’est Wynton Marsalis qui a lancé Hargrove. Il n’est pas rare qu’un Philistin appliqué accouche d’un poète fantasque.
Le son et la volubilité de Justin Robinson (alto sax) renvoient aux époques pré–free (Chico Hamilton, John Handy, Charles Lloyd, Dolphy), ou nettement post (Kenny Garrett, Alex Han, l’alto de Marcus Miller) et c’est ce rôle de passeur qui frappe chez Roy Hardgrove : moins entre le passé et l’avenir, qu’entre divers passés révolus. Passés intégrés qui, au lieu d’offusquer la créativité fondée sur la technique (Marsalis et bien d’autres), la suscite, la relance, et exige qu’on invente de nouvelles pistes : hip-hop, expérience acquise aux côtés des ténors (Rollins, Griffin, Branford Marsalis, Scharz-Bart) et des chanteuses, toutes, ce qui ne trompe pas. Même Carmen McRae, Abbey Lincoln et Shirley Horn.
Bien malin qui pourrait dire pourquoi, au détour d’une prestation si aventurée, Roy Hargrove l’imprévisible a poussé la chansonnette. Et quelle chansonnette… Paroles débridées, même au 7e degré… My Personal Possession (qui rime, dans la chanson, avec « magnificent obsession »), de Nat King Cole. On remettra à plus tard le lien – il existe – avec le film Magnificent Obsession (1935) de John Stahl, inspiré du roman du pasteur Lloyd C. Douglas, et surtout de sa reprise par Douglas Sirk (Le Secret magnifique), en 1954.
Roy Hargrove au New Morning (Paris 10e) : du 10 au 12 octobre. Nancy Jazz Pulsations (NJP) : Sébastien Texier 4tet, La Grande Sophie, Radio Elvis (le10) ; Tryo, Ray Anderson’s Pocket Brass Band, Franck Tortiller Trio (11) ; Julien Lourau & The Groove Retrievers (13) ; Keith Brown, Cory Henry & The Funk Apostles, Gregory Porter (14) ; Kenny Barron Trio, Anne Paceo « Circles » (15).