En Seine-Saint-Denis, le sacerdoce des professeurs stagiaires
En Seine-Saint-Denis, le sacerdoce des professeurs stagiaires
Par Eric Nunès
L’académie de Créteil est, depuis plusieurs années, celle qui crée le plus de postes de professeurs des écoles en France. Ses enseignants débutants racontent un quotidien complexe.
Ecole Robespierre à Epinay-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis. | HUGO MATHY / AFP
15 h 45, jour de rentrée, la sonnerie d’une école primaire de Bobigny (Seine-Saint-Denis) retentit. Une première volée d’enfants part s’égayer entre les barres grises de la cité de l’étoile. Benoît, 26 ans, professeur des écoles stagiaire, n’est pas aussi pressé que ses élèves de quitter les murs de l’établissement. Ce soir, il dormira dans sa voiture.
Une réalité que ne soupçonnent pas forcément les candidats au concours de recrutement des professeurs des écoles (CRPE) dans l’académie de Créteil, dont les inscriptions s’achèvent jeudi 13 octobre comme partout ailleurs en France, avec toutefois une particularité : cette académie francilienne est celle qui ouvre, depuis plusieurs années, le plus grand nombre de postes au concours, et la seule qui a également organisé, en 2015 et 2016, un concours supplémentaire, également ouvert aux candidats des autres académies, afin de pourvoir ses postes. Cette année, 1 211 candidats ont ainsi été admis à l’issue du premier concours, puis 500 autres les ont rejoints lors du second, « sans vraiment se rendre compte de ce qui les attend », regrette Isabelle Guigon, secrétaire départementale des enseignants UNSA de Seine-Saint-Denis.
Admis sur la liste complémentaire (une réserve de professeurs qui peuvent être appelés pour combler les absences) et averti de son affectation la veille de la rentrée, Benoît n’avait pas imaginé se retrouver sans domicile le premier jour de sa carrière d’enseignant. Mais avec un salaire de 1 300 euros versé fin septembre et l’hôtel le plus modeste à 40 euros par nuit, il ne lui serait plus resté que 3 euros par jour pour vivre. Impossible.
Porte d’entrée de secours
Son cas n’est pas isolé. L’académie francilienne est une porte d’entrée de secours pour nombre de recalés des académies de province. Du fait du concours complémentaire, et de son taux de réussite au concours classique, qui est, chaque année ou presque, le plus élevé de France : alors que seulement 10 % des candidats présents aux épreuves sont admis en Corse, le taux dépasse les 60 % à Créteil. Pour la rentrée 2016-2017, plus de 1 700 places y ont été ouvertes et la seule Seine-Saint-Denis a aspiré 1 400 postes de professeurs stagiaires, selon le syndicat SNUipp-FSU.
Comme Benoît, Hélène, 44 ans, alsacienne, a rejoint la Seine-Saint- Denis en urgence, sans préparation. « J’ai reçu un appel de l’académie le vendredi soir de la semaine de rentrée. Admise sur la liste complémentaire, je devais faire un remplacement dès le lundi suivant. » La mère de deux enfants a donc eu 48 heures pour quitter Strasbourg, rejoindre le Blanc-Mesnil, trouver un logement, scolariser son fils et sa fille… « J’ai obtenu de l’administration une semaine. J’ai débarqué avec mes valises et mes enfants sous les bras. C’était chaotique. »
Que diable vont-ils faire dans cette galère ? « L’envie d’enseigner », répond Hélène ; celle de « transmettre », abonde Fanny, 23 ans, charentaise ; « redonner du sens à mon métier », rebondit Martin, 47 ans, ancien cadre territorial tout juste reconverti professeur des écoles. Si lui vivait déjà en Seine-Saint-Denis, ce n’était pas le cas de Benoît, Hélène et Fanny, qui ont en commun d’avoir échoué à de multiples reprises aux concours organisés dans leurs académies d’origine. « À Créteil, le dernier reçu l’est à 6 de moyenne, reconnaît Isabelle Guigon, mais le concours ne valide pas le fait d’être ou pas un bon enseignant. Pour le devenir, il faut de l’empathie avec les élèves, en particulier ceux en difficulté scolaire. Cela, aucun concours ne l’évalue. »
Formation pédagogique altérée
Au déracinement de certains, et au moindre niveau académique requis, s’ajoute une formation pédagogique altérée. Les élèves enseignants alternent une semaine dans les écoles de la République en tant que maîtres, puis une autre sur les bancs de l’école supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE), en tant qu’élèves. Théoriquement, cette première année de pratique se déroule sous le tutorat d’un enseignant chevronné, formé à former.
« Mais l’afflux constant de nouveaux stagiaires les submerge, constate Rachel Schneider, secrétaire générale du SNUipp 93. Alors que la plupart des départements de France disposent d’un tuteur pour quatre enseignants-stagiaires en 2015, le ratio est d’un pour quinze, disséminés dans des écoles et des villes différentes. Cette année le renfort de directeurs d’école et de professeurs expérimentés devrait ramener ce taux à un pour 8. Mais en cette mi-octobre, la majorité des stagiaires n’ont pas encore eu la visite de leur formateur. » Conséquence, ils se débrouillent.
« On fait au mieux, résume Marie, 27 ans, originaire d’Aubervilliers. J’ai découvert ma classe le jour de la rentrée. Je n’ai donc rien pu préparer. L’enseignante qui est ma binôme était elle-même stagiaire il y a un an. Je pensais que nous serions épaulées, mais je prépare mes cours seule, je me sens lâchée. »
Manque de moyens matériels
A cela s’ajoute dans certains établissements un manque de moyens matériels. Lors de son arrivée, le 31 août, dans une école de la ville de Bondy, plantée entre quatre tours d’habitation, Fanny a découvert une classe classique avec un tableau, des pupitres et des chaises, mais ni cahier ni stylo et pas davantage de manuels de français ou de mathématique. La collègue qui devant la chapeauter étant en congé, dès son premier jour la jeune femme a dû improviser. Pour assurer la rentrée, elle va faire du porte-à-porte auprès des classes de ses collègues pour glaner, çà et là, ce que les autres ont de « surplus ». Idem à Pierrefitte, où Marie a passé commande de manuels scolaires, avec 19 euros de budget alloué par la commune, par élève et par an. D’ici aux vacances de la Toussaint, elle espère recevoir les livres. « Un pour deux élèves, précise-t-elle, ils devront se les partager. »
Elodie, jeune professeure à Epinay-Sur Seine, dresse le même constat : « Nous n’avons pas suffisamment de manuels à distribuer à des enfants dont les parents n’ont pas les moyens de les acheter. Mais nous disposons de tablettes numériques ! » En mai 2015, François Hollande avait annoncé le déploiement d’équipements numériques dans 337 écoles primaires et 209 collèges du pays… « L’éducation nationale fait parfois des investissements effarants », juge l’enseignante.
Ce qui étonne les plus ces jeunes professeurs lorsqu’ils débarquent dans leur affectation séquano-dyonisienne, c’est « l’absence de mixité sociale », relève Hélène, strasbourgeoise. Le 27 septembre, le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) a rendu un rapport au vitriol pour l’école française, exposant que non seulement elle n’était pas un facteur d’atténuation des inégalités sociales, mais un facteur aggravant.
Un nouveau coup de semonce qui ne surprend pas les professeurs débutants. « Je n’ai pas un enfant de cadre dans ma classe. Pas un », témoigne Elodie. « Les seuls élèves européens de ma classe sont roumains et tchétchènes », constate Martin. « La création des zones d’éducation prioritaire a fait fuir les classes moyennes de l’école publique », analyse Elodie. En matière d’éducation, « le département cumule les difficultés », résume Isabelle Guigon.
Burn-out du 93
Loyers onéreux, transports en commun insuffisants, urbanisation chaotique, insécurité… « Certains collègues font un burn-out du 93. Ils ne peuvent plus vivre ici », témoigne Mme Guigon. « Je quitterais bien cette académie », reconnaît Elodie, exprimant le sentiment de nombreux de ses jeunes collègues. « La moitié des candidats aux postes de professeurs des écoles ne sont pas de l’académie, compte Rachel Schneider. Et sur 10 000 enseignants du département, 25 % réclament chaque année une mutation. »
Cette stratégie, qui consiste à viser l’académie de Créteil, où les chances de réussite au concours sont plus élevées, avant de réintégrer son lieu d’origine à l’occasion d’une demande de rapprochement familial, les jeunes enseignants l’évoquent d’une formule un brin cynique : le « tourisme de titularisation ». « Certains collègues mettent en place des stratagèmes afin de cumuler une demande de rapprochement de son conjoint, puis un congé maternité et enfin un congé parental », témoigne un professeur. Après quatre ou cinq ans, le transfert peut être accordé. « Les enfants ne méritent pas ça. ils cumulent déjà suffisamment de handicaps pour, en plus, faire face à des professeurs démotivés », regrette Martin, originaire d’Aubervilliers. Pour les enseignants célibataires qui ne peuvent justifier d’un rapprochement familial, quitter le département relève de l’impossible. « Un collègue vient de l’obtenir. Après trente-six années passées en poste dans le 93 », pointe Rachel Schneider.
Ces enseignants sont jeunes, peu formés, souvent loin de leur région d’origine et affectés dans les territoires les plus difficiles. « Si on voulait les dégoûter du métier, on n’aurait pas à s’y prendre autrement », résume Martin. Mais comment attirer des enseignants motivés sur un territoire de relégation où, pourtant, « de nombreux enfants d’ici sont brillants » interroge-t-il. Le SNUipp 93 propose de recruter des étudiants du territoire dès leur première année de licence et à tous les niveaux. Engager des jeunes, qui n’en ont pas les moyens financiers, à faire des études via un système de prêts, contre un engagement à enseigner plusieurs années dans le département.