Après un raid aérien mené par la coalition dirigée par Riyad sur la capitale, Sanaa, le 8 octobre. | MOHAMMED HUWAIS / AFP

L’Arabie saoudite embarrasse ses meilleurs alliés. Depuis samedi 8 octobre, les Etats-Unis expriment des critiques, à la suite d’un raid aérien de la coalition dirigée par Riyad, en guerre au Yémen. Ces avions avaient pris pour cible une cérémonie funéraire à Sanaa, tuant au moins 140 personnes et en blessant plus de 500. Une partie de l’élite rebelle qui tient la capitale yéménite depuis deux ans s’y réunissait. Riyad est accusé d’avoir tenté d’éliminer ces hommes dans la foule.

« Bavure », incompétence ou intention, ces frappes contre des cibles civiles se répètent, et des voix au sein de l’administration américaine s’interrogent : les Etats-Unis, qui fournissent une aide logistique et du renseignement à la coalition, pourraient-ils être jugés « cobelligérants », selon le droit international ? Depuis mars 2015 et son entrée en guerre au Yémen, la coalition s’est rendue responsable de 60 % des quelque 3 800 morts civils causées par le conflit, selon une estimation des Nations unies. Or, l’Arabie saoudite et ses alliés bloquent depuis avec succès toute enquête de l’ONU.

Riyad aimerait pourtant mettre un terme à cette guerre, mais comment ? Les négociations politiques sont au point mort. Le chaos engendre le chaos : il échappe à la coalition, aux rebelles, aux groupes armés de toutes obédiences. Comment en est-on arrivé là ? Comment en sortir ?

  • Une révolution échouée

Avant la guerre, le Yémen a connu une révolution, en 2011, qui chasse le président Ali Abdallah Saleh du pouvoir après trente-quatre ans de règne. La transition politique, d’abord prometteuse, s’enlise. En septembre 2014, elle est au point mort.

Les rebelles houthistes, mouvement politique chiite dirigé par Abdel Malik Al-Houthi, originaire du nord du pays, se posent en sauveurs de l’Etat et déferlent sur la capitale, puis sur l’ensemble du pays. Ils sont aidés par l’ex-président Saleh, qui demeure à Sanaa et n’a jamais renoncé au pouvoir.

Le gouvernement de transition issu des urnes, dirigé par Abd Rabo Mansour Hadi, s’exile à Riyad en mars 2015, et la guerre saoudienne commence.

  • Dix-huit mois plus tard, quel résultat ?

Les houthistes ont été chassés d’Aden et du sud-ouest du pays. Mais ce grand port est en proie à des violences mafieuses, politiques, djihadistes : il est à peine gouverné. Quelques ministres y sont présents à mi-temps, les autres demeurent à Riyad. Le gouvernement légitime a perdu l’essentiel de son crédit en soutenant sans mesure les frappes saoudiennes. Son mandat a expiré. Des forces hétéroclites combattent cependant en son nom.

Ce sont des groupes liés au parti des Frères musulmans Al-Islah et à la mouvance salafiste, des milices tribales fidèles au vieux général Ali Mohsen, ennemi intime de Saleh, des indépendantistes sudistes, des chefs de guerre locaux, etc. Une partie est financée par la coalition saoudienne et ne souhaite pas la paix : tant que la guerre dure, l’argent tombe.

La guerre a fait 10 000 morts. Les fronts n’ont pas bougé depuis plus d’un an. Pendant ce temps, le pays se morcelle entre ces différentes factions. L’Etat yéménite, qui n’a jamais été bien fort, s’éparpille.

  • Pourquoi l’Arabie saoudite s’est-elle lancée dans la guerre ?

L’Arabie saoudite y est entrée brusquement, à la suite d’un changement dynastique. En janvier, le roi Salman, 79 ans, hérite du trône à la mort de son demi-frère, Abdullah. Le fils de Salman, Mohammed, est nommé ministre de la défense. Il n’est que le deuxième dans l’ordre de succession à son père. On lui prête l’ambition de devenir le premier. A 29 ans, il cherche à s’imposer comme le visage d’une Arabie moderne. La guerre au Yémen, qu’il dirige, sera sa première occasion. Un an plus tard, en l’absence de résultat, il s’en écarte pour se lancer dans un nouveau projet : une réforme de l’économie saoudienne sur quinze ans.

D’emblée, cette guerre dépasse le Yémen. Riyad affirme y combattre par procuration son grand rival régional : l’Iran chiite. Celui-ci soutient politiquement les houthistes, il leur a apporté un soutien militaire modéré, à peu de frais – incomparable avec la démonstration de force faite depuis dix-huit mois par Riyad. La guerre saoudienne est donc préventive : Riyad veut empêcher que s’établisse à sa frontière, dans son pré carré, une force à la solde de Téhéran.

D’emblée, cette guerre dépasse le Yémen. Riyad affirme y combattre par procuration son grand rival régional : l’Iran chiite

L’Arabie saoudite estime avoir trop longtemps laissé l’Iran étendre son influence au Proche-Orient. L’allié américain négocie alors avec Téhéran un accord international sur son programme nucléaire, qui sera signé en juillet 2015. L’Iran va se dégager d’une partie des sanctions qui minent son économie depuis dix ans.

Pauvre, Téhéran parvenait déjà, depuis 2012, à maintenir au pouvoir son allié syrien, Bachar Al-Assad, malgré le soutien apporté par Riyad à l’opposition. L’Iran est une puissance dominante en Irak et au Liban. Riyad craint que, devenu riche, le pays fasse étalage de son pouvoir. L’entrée en guerre au Yémen devait servir de rappel à l’ordre. L’Iran, depuis, voit à plaisir son rival épuiser ses finances et écorner son image dans une guerre coûteuse, qui lui vaut les critiques d’organisations humanitaires et de ses alliés.

  • Trois fronts principaux

Des avions de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite ont pris pour cible une cérémonie funéraire à Sanaa, tuant au moins 140 personnes et en blessant plus de 500, le 8 octobre. | KHALED ABDULLAH/REUTERS

Les combats au Yémen ont lieu aujourd’hui sur trois fronts principaux. La ville de Taëz est encerclée et bombardée par les houthistes – ce mouvement se rend coupable d’un quart des morts civils, selon l’ONU.

La coalition tente d’avancer dans la province de Marib au sein des territoires rebelles du nord.

Enfin, dans la province de Sanaa, elle prétend encore, contre toute évidence, marcher jusqu’à la capitale et s’en emparer. Ailleurs, ce sont des accrochages ponctuels.

  • Les civils paient le prix fort

Mais par-delà les 10 000 morts provoquées par les combats, il faut voir celles, impossibles à dénombrer, que cause l’écroulement du pays, aggravé par le blocus qu’impose la coalition aux zones rebelles. Le Yémen dépendait avant-guerre à près de 90 % de ses importations pour sa subsistance. Aujourd’hui, les structures de soin disparaissent – l’Arabie saoudite les a bombardées avec régularité.

L’essence coûte trop cher : il devient difficile d’aller se faire soigner, de commercer, de se rendre au marché. Sept à 10 millions de personnes ont d’immenses difficultés à assouvir leurs besoins alimentaires de base (sur une population de 24 millions avant-guerre). Les salaires de la plupart des fonctionnaires ne sont plus payés depuis juillet. Les écoles se vident. Les structures tribales sont bouleversées. Une économie de guerre, de trafic et de prédation s’est installée.

Le Yémen a connu une dizaine de guerres depuis les années 1960, et ce cycle de périodes de paix et de retour des violences se fait de plus en plus court. Le risque est que l’Etat le plus pauvre du Proche-Orient soit aujourd’hui trop miné pour se relever, et que la guerre se prolonge sous une forme ou une autre durant des décennies. Du point de vue occidental, cette crise est synonyme d’un afflux de réfugiés à venir.

  • Une solution politique invisible

Un troisième cycle de négociations de paix s’est achevé en août, au Koweït, sans résultats. L’ex-président Saleh sait qu’il n’a pas d’avenir politique dans un pays en paix : il joue les gâcheurs. Une part du gouvernement en exil fait de même. Les houthistes estiment lutter pour leur survie : ils ont rejeté un plan de sortie de crise proposé par l’ONU, refusant de déposer les armes et d’évacuer les villes occupées avant de rejoindre un gouvernement de transition. Ils s’enferment dans une logique militaire dans leurs bastions du nord, multipliant les attaques et les tirs de missiles au sein du territoire saoudien.

La reprise des combats, depuis le mois d’août, n’a pas d’issue. Aucun des deux camps ne peut triompher militairement. Chacun souhaite cependant gagner du terrain avant un prochain cycle de négociations – dont l’attaque saoudienne du 8 octobre a encore repoussé l’éventuelle tenue. Ces nouveaux pourparlers risquent de répéter les échecs précédents sans un appui fort du Conseil de sécurité de l’ONU, ni sans la pression des alliés de l’Arabie saoudite sur le royaume – les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France. Ni, dans une moindre mesure, sans celle de l’Iran sur les houthistes.

Entre-temps, les mouvements djihadistes prospèrent, en marge des combats. Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) s’est replié dans l’ouest du pays, après avoir administré pendant un an la ville portuaire de Moukalla. La branche locale de l’organisation Etat islamique s’ancre à Aden et dans l’ouest.