Liberté de la presse : le mauvais coup du Sénat
Liberté de la presse : le mauvais coup du Sénat
Editorial. Le projet de loi « Egalité et citoyenneté », qui bouscule les fondements de la loi de 1881 règlementant le droit de la presse, est dangereux
Editorial. Il n’y a pas tant de lois dont on peut dire, cent trente ans plus tard, qu’elles ont contribué à fonder la République. C’est le cas de la loi du 29 juillet 1881 qui réglemente le droit de la presse. Elle consacre un principe – la liberté d’informer –, sauf pour les cas expressément prévus par la loi qui permettent à la personne diffamée de faire valoir son point de vue et au journaliste de prouver ses dires et sa bonne foi. Cette loi a fait ses preuves.
Or, deux sénateurs, François Pillet (Les Républicains, Cher) et Thani Mohamed-Soilihi (Parti socialiste, Mayotte), se sont inquiétés des abus, injures et outrances que l’on trouve abondamment sur Internet. Ils ont rédigé en juillet, sans entendre un seul journaliste, un rapport qui bouscule les fondements mêmes de la loi de 1881. Pour lutter contre les calomnies anonymes d’Internet, ils s’attaquent de front aux articles, signés et assumés, sur le Net. Leurs propositions ont été intégrées dans un texte fourre-tout, intitulé « Egalité et citoyenneté », adopté mardi 18 octobre et qui doit revenir en seconde lecture à l’Assemblée nationale.
Trois points problématiques
Soyons clairs : ce texte est dangereux. Les sociétés de journalistes de vingt-six médias, dont Le Monde, ont mis en garde les sénateurs sur trois points problématiques. D’abord la prescription, c’est-à-dire la date au-delà de laquelle on ne peut plus attaquer un article. Elle est fixée à trois mois par la loi de 1881. Le Sénat l’étend à un an pour les sites Web. Le Conseil constitutionnel avait jugé, en 2004, qu’il ne pouvait y avoir deux régimes de prescription différents, mais le Sénat n’en a cure. La mesure est absurde : une émission de radio ou de télévision sera prescrite au bout de trois mois, mais son podcast un an plus tard ; de même, un article du Monde.fr qui ne sera pas exactement le même que celui du quotidien papier (il y a toujours de menues différences, ne serait-ce que de titre) pourra lui aussi être poursuivi pendant une année.
Deuxième difficulté : c’était jusqu’ici à la personne qui se sentait visée de dire par quel passage et pour quelle infraction. Pour le Sénat, le juge ou le procureur pourraient désormais se débrouiller pour trouver la bonne infraction : le journaliste ne saura pas exactement sur quoi et pour quoi il est attaqué, alors que la loi lui laisse peu de temps pour se défendre et présenter ses preuves.
Une menace à la liberté d’expression et d’information
Enfin, et c’est le plus grave, le Sénat contourne la loi de 1881 en autorisant le plaignant à attaquer pour une faute civile, ce que la Cour de cassation a explicitement écarté. En clair, n’importe qui, n’importe quelle entreprise pourraient porter plainte contre un article ou un commentaire dont ils estiment qu’il leur « cause un dommage ». Cette disposition ne s’applique pas aux journalistes professionnels, tempère le Sénat, en oubliant d’ailleurs de mentionner les entreprises de presse, personnes morales. Mais elle s’appliquera aux blogueurs et à tous ceux qui écrivent sur Internet.
Le Sénat se veut le gardien des libertés. En l’occurrence, il les menace. Cela ne vaut pas seulement pour les journalistes, mais pour tous les citoyens. Le Conseil constitutionnel en 2009, comme la Cour européenne des droits de l’homme en 2012, ont considéré que l’Internet est devenu l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à la liberté d’expression et d’information. Les sénateurs n’ont pas voulu entendre ni respecter ce principe, ce sera le devoir des députés de le réaffirmer.