L’actualité vidéoludique rejoue la guerre froide
L’actualité vidéoludique rejoue la guerre froide
Par William Audureau
Les deux sujets chauds de la semaine, « Nintendo NX » et la « Red Dead Redemption 2 », ont révélé une étrange fracture dans la géographie des joueurs.
Depuis la mi-octobre, le monde du jeu vidéo est en ébullition : l’éditeur le plus médiatiquement puissant, Rockstar (la série Grand Theft Auto) et le leader historique du marché des consoles, Nintendo (NES, Wii, Game Boy ou DS), ont tour à tour annoncé la révélation de leurs projets les plus attendus : le jeu Red Dead Redemption 2 pour le premier, une nouvelle machine surnommée « NX » pour le second. Mieux, les premières vidéos de présentation de l’un et de l’autre ont été programmées le même jour, le jeudi 20 octobre, à seulement une heure d’intervalle.
Depuis sept jours, tout en gonflant progressivement à l’approche de la date fatidique, les requêtes Google sur les deux mots-clés font un chassé-croisé permanent, comme le révèle Google Trends, avec des pics à chaque tweet du compte officiel de Rockstar (Nintendo est resté silencieux, laissant les informations fuiter par des sources non officielles).
En bleu, les régions où les internautes font davantage de recherches en ligne sur « Nintendo NX », en rouge, celles où « Red Dead Redemption » ressort le plus. | Google Trends
Plus étonnant, la répartition géographique des recherches varie considérablement selon les grandes régions du monde, redessinant de manière étonnante un planisphère aux airs de guerre froide. D’une manière générale, la console japonaise intéresse surtout dans les pays occidentaux, atlantistes (Amérique du Nord, Europe de l’Ouest, Japon). A l’inverse, ce sont les pays de l’Est et les pays émergents (Russie, Inde, Brésil, Argentine, Europe centrale…) qui se montrent proportionnellement les plus nombreux à faire des recherches sur… un jeu de western.
Pourquoi un tel clivage ? Pourquoi suit-il des frontières qui semblent bien plus héritées de la politique internationale et de l’histoire que du jeu vidéo et de la culture ? Plusieurs pistes permettent d’y répondre.
« Réseaux de distribution grise »
Premier élément, les pays où la Nintendo NX est le plus recherchée correspond aux régions ayant adopté en premier l’économie de marché, celles où l’électronique de divertissement s’est imposée dès les années 1960 comme un produit de masse. Ainsi, la firme japonaise lance sa première console majeure, la NES, au Japon en 1983, aux Etats-Unis à partir de 1985, au Canada, en Angleterre et en Europe du Nord en 1986, et dans le reste de l’Europe occidentale en 1987. Elle n’est en revanche commercialisée ni en Chine, ni en Iran, ni encore dans le bloc soviétique, autant de régions qui s’ouvrent au jeu vidéo par d’autres moyens.
« Nous n’avions pas accès aux jeux occidentaux, donc nous avons dû faire avec les moyens du bord : développer des réseaux de distribution grise – des copies de CD semi-légales – et des jeux faits localement », se remémore Patryk Grzeszczuk, vétéran du jeu vidéo polonais, rencontré en avril. A la place des consoles officielles, ce sont les modèles occidentaux obsolètes, comme l’Atari 2600 au Honduras, des clones d’origine taïwanaise comme la Pegasus en Europe de l’Est, ou surtout l’ordinateur, qui servent de principaux supports de jeu – donnant lieu à toute une scène par ailleurs inconnue en Occident, comme un Tetris 2 tchèque à la musique réarrangée obsédante.
Tetris 2 Spectrum In-Game Music
Durée : 04:58
A l’opposé d’un marché occidental d’équipement, où le jeu vidéo est essentiellement une extension du téléviseur, les pays émergents s’organisent autour du PC et d’un marché gris. « Ce n’était pas illégal, tout simplement parce qu’il n’y avait pas de loi sur le jeu vidéo. Et en pleine guerre civile yougoslave, les politiques avaient d’autres priorités que de réguler ce marché », témoigne Andrej Kovacevic, concepteur de jeu pour le studio croate Exordium Games.
« Pas habitués à payer pour du matériel »
Le décollage économique des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et des pays émergents en général ne s’est pas accompagné d’un changement dans les usages. Certes, le deuxième monde du jeu vidéo joue de plus en plus, en tout cas de manière de plus en plus visible de l’Occident, mais l’intérêt croissant des constructeurs traditionnels pour ces marchés ne s’est pas traduit par un développement des consoles au détriment du PC et du piratage. « En ce moment, nous voyons Sony, Microsoft et d’autres lutter pour essayer de se faire une place, la plupart des joueurs chinois n’étant pas habitués à payer pour du matériel de jeu, et encore moins à jouer sur un téléviseur », explique Daniel Ahmad, analyste spécialiste de la Chine et de l’Asie du Sud-Est chez Niko Partners.
Sur ces marchés, le modèle du téléchargement gratuit avec des microtransactions optionnelles payantes a été le seul à réussir à concurrencer le piratage. Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait un hasard si les meilleurs joueurs de League of Legends, World of Tanks ou encore DotA 2, des jeux PC compétitifs basés sur ce principe, viennent pour nombre d’entre eux de Chine, de Russie ou d’Ukraine.
« La console la plus aimée » en Argentine
A l’heure où Rockstar et Nintendo annoncent leurs projets phares, l’emballement n’est donc pas mondial pour les deux. En Russie ou en Inde, la NX et Red Dead Redemption 2 n’intéressent que peu le public – le volume de recherches reste très faible. Le jeu de Rockstar arrive néanmoins en tête des recherches, d’une part parce que Nintendo n’a jamais été très présent dans ces pays, et aussi, probablement, dans l’espoir que contrairement à Red Dead Redemption premier du nom, sa suite sorte sur PC.
La console du constructeur japonais trouve une résonance sur les marchés traditionnels qu’elle n’a pas dans les anciens pays communistes. A l’inverse, Red Dead Redemption 2, qui par ailleurs ne soulève pas l’enthousiasme des foules en Russie ou en Inde si l’on considère le volume global très faible de recherches, a au moins l’avantage d’être un produit qui, si jamais il vient un jour à sortir sur ordinateur (ce n’est pas prévu), sera jouable et piratable n’importe où.
Reste le cas de l’Amérique latine. Alors que le Brésil est préempté par le concurrent d’alors, Sega, qui y a fait alliance avec une marque locale, le constructeur de la Wii se déploie sur la partie ouest et nord du continent. « Le Chili a une économie ouverte, avec des accords de libre-échange avec de nombreux pays. Nintendo est distribué partout en Amérique latine, sauf en Argentine et au Brésil », détaille le développeur argentin Javier Otaegui. « La Super Nintendo est probablement la console la plus aimée de l’histoire du pays », relève un site spécialisé chilien, expliquant la différence de couleur entre Argentine et Chili.
Comercial Nintendo 64 Chile 1997
Durée : 00:40
Quid enfin de l’Angleterre et de l’Australie, qui à l’inverse, et en dépit de leur caractère de pays aisés, s’intéressent plus à Red Dead Redemption 2 qu’à la NX ? La raison a plus à voir avec le déclin de la marque Nintendo auprès du public anglo-saxon, féru de jeux vidéo cinématographiques et moins sensible au positionnement familial de la marque. Aucun rapport avec le « Brexit » : parfois, la politique n’explique pas tout.