Ethiopie : le sultan des Afar s’implique dans la crise
Ethiopie : le sultan des Afar s’implique dans la crise
Par Joan Tilouine
Le chef spirituel de cette région stratégique mais délaissée soutient la révolte des Oromo et des Amhara. En exil, il tente d’œuvrer à une solution politique.
Hanfare Ali Mirah est un sultan qui préfère être appelé Monsieur plutôt que Sa Majesté. A quoi bon pinailler sur un titre de noblesse lorsque son peuple souffre de la faim et de l’oppression, comme il dit. Le sultan des Afar d’Ethiopie, près de trois millions d’âmes essentiellement nomades qui vivent dans le nord-est du pays, est sorti de sa réserve. Il vient de publiquement exprimer son soutien au mouvement de révolte mené depuis près d’un an par la communauté oromo (majoritaire), rejoint en août par les Amhara. Ces ethnies traditionnellement rivales se sont réunies autour d’un ennemi commun : le pouvoir éthiopien, concentré entre les mains de la minorité des Tigréens depuis la chute du « Négus rouge », Menguistu Haïlé Mariam, il y a vingt-cinq ans.
« Eviter une guerre civile »
« Les Afar n’aspirent pas à diriger le pays mais à mener l’Ethiopie vers une transition, explique le sultan intronisé en 2011, à la mort de son père qui a régné de 1944 à 1975. Il ne peut plus y avoir de retour en arrière. Il faut gérer la crise, négocier, tout faire pour éviter une guerre civile qui serait un désastre avec des massacres assurés. »
Visage rond chargé de gravité, l’homme, affable, nous a reçus dans une capitale européenne dont il préfère que nous taisions le nom. A 68 ans, le chef spirituel, qui a quitté l’Ethiopie en mars après avoir échappé, dit-il, à six tentatives d’assassinat par balles et par empoisonnement, s’est mué en diplomate. Le voilà qui multiplie les entretiens dans les chancelleries du Vieux Continent, avant de s’envoler vers Washington où il doit s’entretenir avec des membres de la diaspora éthiopienne. Et ce, en préparation d’une réunion au département d’Etat avec des représentants de chaque communauté et un émissaire du pouvoir.
« On veut suggérer un gouvernement de transition qui serait composé équitablement par tous les groupes ethniques, ce qui permettrait de former une commission électorale équilibrée pour assurer la succession », précise-t-il. Une manière de prendre au mot le premier ministre Hailemariam Desalegn qui s’est dit disposé, mi-octobre, à « réformer le système électoral ».
Accaparement des terres
Pour le moment, l’Ethiopie s’enfonce dans une crise ethno-politique à laquelle s’ajoutent des tensions avec le voisin érythréen soupçonné par Addis-Abeba d’inciter les manifestants oromo à l’insurrection. Le 9 octobre, le premier ministre éthiopien a décrété l’état d’urgence pour six mois. Le gouvernement a annoncé l’arrestation de 1 600 personnes, principalement dans les régions oromo et amhara où se déroulent les manifestations et les heurts. L’armée, l’une des plus vigoureuses d’Afrique, est massivement déployée dans les grandes villes. L’Ethiopie est entrée dans une zone de turbulence. Et l’Afrique de l’Est reste dépourvue d’une autre puissance capable d’endosser le rôle de médiateur ou de stabilisateur.
Dans ce contexte, le ralliement des Afar, par la voix du sultan, vient renforcer le mouvement de révolte. Bien que marginalisée par Addis-Abeba, la région de l’Afar est stratégique comme point d’accès à la mer Rouge à travers Djibouti, hub portuaire dont le destin est en grande partie lié à celui de l’Ethiopie. Le 5 octobre, le gouvernement éthiopien a d’ailleurs inauguré en grande pompe une nouvelle ligne ferroviaire entre Addis-Abeba et Djibouti, construite par un consortium chinois.
La colère Afar trouve sa source dans un long et violent processus d’accaparement des terres sur les berges de la rivière Awash, l’une des principales sources d’eau du pays. D’une voix calme, le sultan évoque les centaines de milliers d’hectares qui se sont retrouvés entre les mains de Tigréens ou d’investisseurs étrangers accusés de rejeter des pesticides dans la rivière. Puis il poursuit sur ces mines de sel confisquées par des hommes d’affaires proches du pouvoir. A cela s’ajoute, dit-il, un détournement des eaux de la rivière, l’absence de projets d’infrastructures, d’éducation ou de soins, une privation de l’accès au crédit, et enfin la violence des autorités à l’encontre des manifestants qui osent protester contre cette asphyxie économique.
« Risque d’escalade considérable »
Les Afar, comme les Oromo et les Amhara, s’estiment tenus à l’écart de la croissance, qui s’élevait à environ 10 % par an cette dernière décennie. Le gouvernement, inflexible pour le moment à l’égard de ces revendications, s’est fixé comme objectif de faire de l’Ethiopie un pays à revenu intermédiaire d’ici 2025.
« La croissance du pays se fait au détriment de tous ceux qui ne sont pas Tigréens. Sans sa terre et ses animaux, un Afar se meurt et c’est ce qui se passe, soupire le sultan. Le processus d’accaparement a été graduel, mais on est arrivé à un point où mon peuple, qui était parvenu à se développer sans l’aide d’Addis-Abeba, ne peut plus survivre et, chaque jour, on meurt en zone Afar ». La région de l’Afar a également subi de plein fouet ce que les Nations unies ont qualifié de « pire sécheresse depuis cinquante ans », causée en partie par le phénomène météorologique El Niño qui a concerné toute l’Afrique de l’Est depuis fin 2015.
Le sultan Hanfare Ali Mirah veut encore croire à une solution politique. « Pour le moment, mon peuple, comme les Oromo et les Amhara, se défend. Mais il y a des affrontements armés dans certaines localités et le risque d’escalade est considérable, dit-il. On veut éviter de combattre. On exige simplement la justice. » La communauté internationale, qui a encensé l’Ethiopie pour avoir réussi à entamer son industrialisation, est aujourd’hui préoccupée et l’exhorte à entamer une « ouverture politique ».