Prendre Marine Le Pen aux mots
Prendre Marine Le Pen aux mots
Par Jérôme Fenoglio (Directeur du "Monde")
Editorial. La candidate FN enfouit certains de ses handicaps sous l’amoncellement de références et de mesures ratissées le plus largement possible. « Le Monde » a donc choisi de décortiquer sa doctrine politique, pour mettre en lumière ses non-dits.
A Fréjus, le 17 septembre lors des estivales de Marine Le Pen. | © Cyril Bitton / french-politics pour Le Monde
Editorial du « Monde ». Depuis plusieurs mois, le Front national ne semble plus s’appartenir tout à fait. Quelques polémistes se sont attribué son goût ancien pour la transgression, poussant toujours plus loin leurs fantasmes morbides et leur soif de notoriété. Des candidats à la primaire de la droite, Nicolas Sarkozy en tête, se sont approprié ses principaux thèmes, sous l’effet d’une surenchère électoraliste.
De son côté, le parti de Marine Le Pen donne l’impression de délaisser ses fondamentaux. La présidente du FN s’est comme annexé nombre de références de ses voisins de droite, allant jusqu’à faire sienne la « France libre » du général de Gaulle. Elle a aussi multiplié les incursions dans les contrées, dont elle fut si longtemps bannie, de la politique spectacle et de la « pipolisation » – le dernier épisode avec l’émission « Ambition intime » sur M6, il y a quelques semaines.
Ces mouvements correspondent à une stratégie de banalisation, enclenchée depuis son élection à la présidence du FN en 2011, pour ne plus se contenter de perturber le système politique, comme le faisait son père, mais bien de conquérir le pouvoir. Promise depuis des mois au second tour de l’élection présidentielle de 2017, Marine Le Pen voit ses chances de s’y imposer amoindries par trois handicaps majeurs : aux yeux de nombre d’électeurs, sa personnalité demeure clivante, son programme irréaliste, ses idées dangereuses. La candidate FN a donc choisi d’enfouir ces défauts sous l’amoncellement de références, de signaux, de citations, de mesures ratissées le plus largement possible sur les terres négligées par ses adversaires.
A défaut de lui valoir un programme cohérent, cette tactique du camouflage peut permettre d’agréger un électorat déboussolé, aussi hétéroclite que contradictoire. Marine Le Pen n’a certes inventé ni le cynisme ni le clientélisme en politique. Mais il ne faudrait pas commettre l’erreur de sous-estimer les dangers que comporte sa manœuvre, nouvelle étape d’une « dédiabolisation » recherchée de longue date.
A six mois du premier tour de la présidentielle, Le Monde a choisi de décortiquer sa doctrine politique, pour prendre la présidente du Front national à ses propres mots, pour mettre en lumière ses non-dits. Nous publions aujourd’hui les principaux extraits du discours qui synthétise le mieux ses adaptations tactiques – celui qu’elle a prononcé aux Estivales de Fréjus (Var) le 17 septembre – en confrontant ses évolutions et ses invariants aux commentaires de plusieurs spécialistes du FN.
Imprégné de la pensée d’extrême droite
Ces analyses mettent en lumière le fait que, sous ses aspects attrape-tout, propres aux formations populistes, le « marinisme » reste profondément imprégné de la pensée d’extrême droite qui inspirait Jean-Marie Le Pen. Si sa fille a réduit les outrances, elle partage les mêmes obsessions : celles d’une nation organique tout au bord de sombrer parce qu’elle est rongée par un mal intérieur – l’immigration –, menacée par un ennemi extérieur – l’Europe – et trahie par ses élites. Elle joue sur les mêmes ressorts : l’exploitation de la peur et des passions tristes d’un certain nombre de citoyens.
Cet exercice de décryptage et de mise en perspective, que nous réitérerons aussi souvent que nécessaire, démontre qu’il serait, plus que jamais, dangereux de se laisser duper par cet air du temps qui veut faire croire que la présidente frontiste, au verbe policé, aux thèses apaisées, serait devenue fréquentable. Tout au long de la campagne présidentielle, Le Monde maintiendra le principe qu’il s’est fixé depuis de nombreuses années : aucune tribune de Marine Le Pen, ou d’un hiérarque du Front national, ne sera publiée dans ses colonnes ou ses publications numériques.
Cette ligne éditoriale ne signifie pas qu’il faille minimiser, voire passer sous silence, la parole lepéniste. Nous couvrirons le FN avec la même rigueur, les mêmes règles, la même exigence que les autres partis politiques. Nous en rendrons compte avec tous les outils dont nous disposons : l’entretien, l’enquête, le reportage ou le portrait.
Cette volonté de ne pas accorder à la direction du parti ce qu’elle espère – un signe supplémentaire de son institutionnalisation – ne doit pas, non plus, nous exonérer de remplir une mission cruciale en ces temps de trouble dans notre démocratie. Etre intransigeant avec le FN oblige à se montrer intransigeant avec les causes, réelles et non fantasmées, de sa popularité. Prendre Marine Le Pen à ses propres mots n’a de sens que si l’on décrit inlassablement ce qui, aujourd’hui, la rend audible. C’est l’engagement que prend la rédaction du Monde à l’orée de ces mois de campagne électorale.