Cyrus Mistry, ancien patron du groupe indien Tata, à Bombay, le 25 octobre. | - / AFP

Bombay, correspondance

Le débarquement brutal du patron de Tata, lundi 24 octobre, donne lieu à des règlements de comptes au grand jour à Bombay, capitale financière de l’Inde. Et, pendant que bruissent toutes les rumeurs dans les couloirs feutrés du siège du conglomérat fondé en 1868, à trois enjambées de la Bourse, les cours des actions des sociétés du groupe baissent, séance après séance. Ils ont reculé, en trois jours, de 1 % à 11 %, soit une perte de 260 milliards de roupies (3,6 milliards d’euros).

Cyrus Mistry n’a pas tardé à riposter à son éviction, en envoyant un courriel cinglant au conseil d’administration, qui a rapidement fuité dans la presse. Son objectif ? Convaincre l’opinion publique que sa parole était jusqu’ici muselée et qu’enfin libéré, il peut révéler une situation financière désastreuse. L’ancien PDG raconte avoir été traité, durant quatre ans, comme « le vilain petit canard », ne pouvant rien décider sans l’aval de son prédécesseur, Ratan Tata, patriarche de la dynastie parsie, qui contrôle 52 % du capital de la maison mère.

M. Mistry, dont la famille détient 18 % de Tata, affirme qu’une dépréciation d’actifs colossale plane sur le groupe, pour un montant de 1 180 milliards de roupies (16,2 milliards d’euros). « Le capital mobilisé ces cinq dernières années pour éponger les pertes opérationnelles et financières des principales branches du groupe dépasse la valeur nette actuelle des actifs concernés », fait-il valoir. L’ancien PDG aurait souhaité faire le ménage, mais on l’en aurait dissuadé, selon ses dires. Les autorités boursières ont aussitôt diligenté une enquête pour vérifier la véracité de ces affirmations.

Acquisitions hasardeuses

Dans l’automobile, commence M. Mistry, Tata Motors aurait dû stopper depuis longtemps la production de la Nano, la voiture « la moins chère du monde » lancée il y a une petite dizaine d’années et qui « n’est pas près de générer des profits ». Selon la Société des constructeurs automobiles indiens (SIAM), la production mensuelle est tombée sous la barre des quatre cents unités en juin. Or, le père de la Nano, Ratan Tata en personne, s’oppose farouchement à la fermeture, parce que la chaîne de fabrication de la Nano fournit des pièces à une usine de véhicules électriques dans laquelle Ratan Tata détient des parts à titre personnel, prétend M. Mistry.

Dans d’autres secteurs, Tata Power dans le charbon, et Tata Steel dans la sidérurgie, le groupe fait les frais d’acquisitions hasardeuses en Indonésie et au Royaume-Uni. C’est en raison de l’achat du britannique Corus, sur décision de Ratan Tata en 2006, que la branche acier a accusé, au troisième trimestre, une perte nette proche de 435 millions d’euros et qu’elle ne parvient pas à revendre ses actifs déficitaires, affirme Cyrus Mistry.

« Cyrus Mistry creuse sa tombe »

Dans l’hôtellerie, dont la chaîne Taj est le vaisseau amiral, Tata avait choisi la fuite en avant, en achetant des établissements à des prix tels qu’il a fallu mener une restructuration profonde et céder, ensuite, à perte, plusieurs hôtels, ajoute-t-il.

Dans les télécoms, enfin, Tata a été condamnée par un tribunal arbitral japonais, en juin, à verser 1 milliard d’euros à son partenaire NTT DoCoMo pour ne pas avoir tenu les engagements liés à leur alliance, nouée en 2008. Cyrus Mistry jure que sortir de cette activité aurait coûté trop cher et qu’a contrario, on l’a empêché de la développer.

Résultat, Tata affiche de piètres performances. Certes, sous le mandat du patron quadragénaire, la valorisation des sociétés du groupe cotées en Bourse a doublé, à 114 milliards d’euros. Mais, sur le dernier exercice annuel clos au 31 mars, le chiffre d’affaires du conglomérat a reculé de 5 %, à 94 milliards d’euros, tandis que l’endettement net a continué de progresser, pour dépasser les 22 milliards d’euros.

« Je n’arrive pas à croire que j’ai été évincé sur la base d’une mauvaise performance, écrit l’ancien patron dans son courriel, j’espère que vous réalisez la situation dans laquelle je me suis retrouvé. » Car, au-delà des comptes proprement dits, Cyrus Mistry déclare avoir dû assumer, malgré lui, des pratiques douteuses. Il soulève notamment la question de l’investissement réalisé en 2013 dans Singapore Airlines pour constituer la compagnie Vistara, sans que son avis ait été sollicité. Il dénonce également une « transaction frauduleuse » de 220 millions de roupies (3 millions d’euros) qui aurait entaché, la même année, l’entrée de Tata au capital de la filiale indienne d’Air Asia, une compagnie aérienne low cost de Malaisie.

« Revendications infondées et allégations malveillantes »

Ratan Tata, qui fêtera bientôt ses 79 ans, avait-il mesuré l’ampleur du séisme qu’il déclencherait, en annonçant son retour à la tête de l’entreprise familiale ? Lui qui coulait une retraite mondaine dans le cube en béton qui lui fait office de domicile en bord de mer, est à nouveau pourchassé par les caméras de télévision.

Il a demandé aux 600 000 employés du groupe de se concentrer sur leur travail, tout en soulignant dans un communiqué, jeudi 27 octobre, combien il jugeait « regrettable » les déclarations de Cyrus Mistry et « malheureux » que celui-ci ait attendu de prendre la porte pour proférer « des revendications infondées et des allégations malveillantes ». Ratan Tata a aussi convaincu son entourage que Cyrus Mistry n’avait aucune vision de long terme pour l’entreprise et qu’il avait trop tendance à rogner sur les dividendes distribués aux actionnaires.

Selon le quotidien économique Mint, cependant, il n’en est rien. Les dividendes ont, au contraire, été d’une grande stabilité depuis 2011, avec une moyenne annuelle équivalente à 44 millions d’euros. « L’ironie de l’histoire, c’est que Cyrus Mistry creuse sa tombe en laissant maintenant entendre que Tata a besoin d’un patron guerrier, ce qu’il n’a jamais été », souligne Anjana Menon, fondatrice du cabinet de conseil en stratégie Content Pixies, dans les colonnes de The Economic Times. Jeudi soir, le patron au chômage a annoncé qu’il allait saisir la justice.

Intérim