Roberto Alagna : « Le petit rital s’est découvert un super-pouvoir »
Roberto Alagna : « Le petit rital s’est découvert un super-pouvoir »
Propos recueillis par Annick Cojean (Propos recueillis)
L’un des plus célèbres ténors français sort un nouvel album, « Malena », du nom de sa fille cadette. Pour « Le Monde », Roberto Alagna revient sur son parcours, sur « l’enfant transparent » qu’il était, dont la vie a été bouleversée par la magie du chant.
Je ne serais pas arrivé là si…
… s’il n’y avait pas eu le bon docteur Morel… Comment pourrais-je oublier ce médecin au visage austère et au cœur en or, qui avait le courage de venir chez nous, les Ritals, alors que nos voisins français nous tenaient à l’écart ? La famille le recevait comme le Bon Dieu ! C’est lui qui a accouché ma mère dans le petit garage de Clichy-sous-Bois, prêté par un ami et que mon père, maçon, avait transformé en deux-pièces. Et c’est lui qui m’a sauvé la vie, car je m’étais enroulé autour du cordon ombilical et suis né sans émettre le moindre son. Vous imaginez la panique de mes parents !
Morel m’a dégagé et fait du bouche-à-bouche. Il m’a donné la vie et n’a cessé, depuis, de me suivre au fil du temps. Il mesurait 2 mètres, et devait se courber pour passer la porte de la cuisine. Il ressemblait à Christopher Lee dans le rôle de Dracula, et nous, les enfants, étions fascinés. Et puis, un jour, il a eu la maladie Alzheimer et il a continué de faire, un peu perdu, la tournée de ses patients. On lui ouvrait la porte, bien sûr, et ma grand-mère lui faisait un petit café. Puis on voyait repartir sa longue silhouette légèrement courbée. L’évoquer me donne la chair de poule.
Quelle ironie, la naissance silencieuse du grand chanteur !
N’est-ce pas ? Ma voix a pourtant été la compagne de ma vie. Ma chance, mon arme, ma meilleure amie. Elle m’a permis d’évoluer, de me cultiver, d’aller vers les autres. Elle a parfois été une thérapie en m’offrant une sorte d’apaisement. Elle m’a aidé, m’a boosté. Comme dans un mariage heureux dans lequel il faut apprendre à respecter sa partenaire, la cajoler, la réchauffer, la consoler. Un divorce serait terrible ! La fin de cette voix serait comme une mort.
Cela vous angoisse ?
Disons que j’y pense souvent. J’ai tellement été habitué, depuis ma plus tendre enfance, à utiliser cette voix, qu’il me semble que sans elle je ne serais plus moi-même. Figurez-vous que j’ai des enregistrements de ma voix à l’âge de 4 ans !
Quatre ans ? Dans quelles circonstances ?
Ma mère enregistrait tout ! Et comme tout le monde chantait dans la famille – parents, grands-parents, oncles, cousins, la parentèle sicilienne élargie –, elle avait acheté un magnétophone à bandes, puis une caméra super-8. Elle aimait fixer ces moments de grande fusion familiale. J’ai ainsi pu analyser l’enfant que j’étais alors. Et c’est étrange : je suis tellement timide et introverti qu’on ne me remarque pas sur l’image. Je suis transparent. J’observe les autres, j’absorbe tout ce qui se passe, mais on ne me voit pas.
Vous aviez pourtant déjà une belle voix ?
Je pensais chanter moins bien que toute la famille. Bien sûr, à 4 ans, je chante joyeusement et librement. Mais ensuite, je me rends compte de ce que je fais, et d’un coup, la timidité me submerge. Je me compare, je me renferme. Et quand on demande à ma grand-mère : « Et Robertino ? Il chante, lui aussi ? », elle répond que non, mais que ma sœur en revanche le fait très bien. Ça me tue. Et même si j’en ai envie, je ne peux plus chanter. Ou je ne le fais que lorsque personne ne peut m’entendre. Et tout le monde pense que ça ne m’intéresse pas, alors que c’est exactement le contraire. Sur les films, autour des hommes qui chantent à la guitare, on distingue une ribambelle d’enfants occupés à faire les clowns devant la caméra, à rire et faire des grimaces. Le seul qui observe intensément, c’est moi.
Parce que vous preniez le chant très au sérieux…
Très au sérieux. Je vais même vous dire un truc : j’avais une oreille juste et j’ai vite décelé que mon père jouait très mal de la guitare. Cela me dérangeait. Alors un jour, j’avais environ 9 ans, j’ai retiré les cordes de l’instrument. Mon père n’a rien dit, mais il a compris. Il a continué d’accompagner mes oncles, qui jouaient mieux que lui, mais en se contentant de tapoter sur la guitare comme s’il s’agissait d’un tambourin, uniquement pour donner le rythme. Puis j’ai appris à jouer moi-même de l’instrument, et je suis entré dans le groupe des chanteurs, car j’avais désormais une protection. Une armure.
Et le plaisir était au rendez-vous ?
Bien plus que du plaisir ! J’étais littéralement bouleversé. Nous n’avions pas la télé ; chanter tous ensemble était notre grande distraction. D’un coup, affluaient dans notre garage toutes les senteurs, les saveurs, les sonorités de la Sicile. Et j’en étais troublé car j’étais le premier enfant de la famille à être né en France. Le premier étranger en quelque sorte. Et cette petite différence avec les autres m’était douloureuse.
Vous vous sentiez français ?
Oui, mais je m’appelais Roberto, et ça sonnait rital ! J’étais donc un peu écartelé. Il a fallu du temps, et mon service militaire dans les deux pays (car j’ai la double nationalité) pour que je comprenne à quel point c’était une richesse.
Quand avez-vous pris conscience de l’impact de votre voix ?
Eh bien, l’enfant transparent découvre peu à peu que lorsqu’il chante, il se passe quelque chose. Les gens pleurent parfois, ils sont transportés. Et d’un coup il devient beau, intéressant. Je séduis ! C’est incroyable et c’est magique. Comme si je sortais de mon chapeau un filtre d’amitié et un filtre d’amour. Comme si j’étais doté d’un super-pouvoir, comme les super-héros de mes comics américains préférés. C’est génial. Alors je chante partout, tout le temps. Je chante à l’école, je chante en marchant, je chante en mangeant. Combien de fois ma mère ne m’a-t-elle pas répété : « Arrête de chanter Roberto, mange ! »
Et puis à 14 ans, j’enregistre avec un petit groupe des chansons de Johnny Hallyday. Je passe la bande à ma mère en lui demandant ce qu’elle pense du chanteur. Elle adore et n’arrive pas à croire que c’est moi. Tout le monde me croit trop timide pour faire ça. Jusqu’au moment où le patron d’une pizzeria me pousse à chanter pour la première fois devant un public que je ne connais pas. C’est un succès énorme. On me glisse des billets dans la guitare. J’ai franchi un grand pas.
L’idée d’en faire votre métier se profile alors peu à peu ?
Oh non ! J’ai 15 ans, je suis encore à l’école, je chante le week-end dans la pizzeria, j’élargis mon répertoire et prends de l’assurance, mais je n’ai aucune ambition ! En revanche, le patron sicilien s’enflamme pour ma voix, et après la fermeture du restaurant, il m’emmène dans les cabarets, comme un singe savant, demandant qu’on me laisse improviser avec les musiciens. Chaque fois, c’est un triomphe. Et l’un des patrons m’offre une scène pour chanter tous les soirs. Je fonce ! Je deviens ainsi professionnel à 17 ans. Au lycée dans la journée, au cabaret la nuit. Ma mère s’inquiète. Elle veut que j’aie un vrai métier. Je commence donc à travailler comme comptable dans l’entreprise de mon oncle jusqu’à ce qu’il me dise : « Roberto, ce n’est vraiment pas pour toi, la comptabilité. Reste au cabaret. »
Et les rencontres vont s’enchaîner…
Un prof, d’abord. Un musicien cubain appelé Raoul Ruiz, qui me révèle que je suis ténor. Ça me rend dingue. Ténor ? Comme mes oncles ? Ce n’est pas possible. Quand ils chantent, toute la maison tremble ! Mais il est sûr de lui et je suis fou de joie. Je téléphone illico à ma mère : « Je suis ténor ! » Elle ne me croit pas et soupçonne le prof de vouloir me soutirer de l’argent. « Mais il ne veut même pas que je le paye ! »
Alors je commence à travailler le chant, mais pas de façon académique. A l’émotion. A la sauvage. Et il m’initie à l’opéra, qui est mon amour secret. Je gagne le concours de la Vocation, mais on me refuse la bourse d’étude au prétexte que je n’ai pas fait le conservatoire. C’est si injuste que je pars en claquant la porte. Le président du jury, Gabriel Dussurget, me rappelle et me dit qu’il va m’aider. Il me présente à Eve Ruggieri, qui me fait faire une télé, puis à un agent, Jean-Marie Poilevé, qui proclame : « Allez ! On part pour trente ans ! » Je pense qu’il est fou : cinq ans, ce serait déjà pas mal.
Vous étiez si peu sûr de vous ?
Je ne voyais que mes défauts. Tout le monde me semblait meilleur que moi. Au concours Pavarotti, où m’accompagnait mon père, j’étais subjugué par les aspirants chanteurs : « Oh la la ! Tu as vu celui-ci ? Oh mon Dieu ! Ecoute celui-là ! » Mon père me fixait dans les yeux : « Roberto, toi, c’est beaucoup mieux. » Je ne pouvais pas le croire. Je n’ai d’ailleurs toujours pas de sérénité à ce propos. Je continue de chercher désespérément un son que j’ai dans la tête et que je n’arrive pas à atteindre. Plus je crois m’en approcher, plus il s’éloigne. Mais à l’époque, j’avais en plus un doute sur mon physique : je n’étais pas mon type d’homme !
Que voulez-vous dire ?
Mon idéal de beauté masculine, c’était des mecs qui alliaient harmonieusement féminité et virilité. C’était Paul Newman, Steve McQueen, Marlon Brando, Errol Flynn, James Dean… Pas le type méditerranéen.
Mais vous avez une prestance formidable sur scène !
Peut-être, mais au départ, à l’école, j’avais honte d’être rital. Je me faisais appeler Robert, je n’osais pas regarder les filles, j’étais vite écarlate. Et puis un jour, Aldo Maccione est apparu au cinéma. Drôle, fanfaron, mais charmant avec son accent joyeux. Et d’un coup, l’Italien est devenu sympathique aux Français. J’ai soudain eu du succès avec les filles. Et j’ai réussi peu à peu, grâce au chant, à surmonter ma timidité.
Et à vous fondre dans les personnages de vos rôles…
Je ne jouais pas un rôle. J’étais le personnage. Moi, si longtemps transparent, je me découvrais et me construisais à travers mes rôles. D’autant que les aléas de la vie ont souvent provoqué des collisions bouleversantes entre mon expérience personnelle et mon personnage. En chantant La Bohème, par exemple. Au début, mon Rodolphe hurlait de douleur, comme le font tous les ténors, à la mort de Mimi. Mais quand j’ai moi-même perdu ma femme Florence, peu après la naissance de notre bébé, quand j’ai été confronté abruptement à la mort, je me suis muré dans un silence assourdissant, incapable de prononcer un mot.
Et sur scène, il m’est devenu impossible de crier les Mimi inscrits sur la partition. Les mots s’étranglaient dans ma gorge. Je savais ce que vivait Rodolphe et mon incapacité à chanter les dernières phrases était, pour le public, encore plus bouleversante. C’est ce qui est formidable avec l’opéra : chaque rôle se perçoit en écho à sa propre vie. Et quand Orphée, désespéré, veut rejoindre sa femme aux enfers pour la sortir de là, je ressens moi aussi la même aspiration.
Ce sont des moments d’une intensité incroyable…
Oui. Et partager sa vie avec une artiste facilite les choses car seul un chanteur peut comprendre un chanteur. Il voit son reflet dans le regard de l’autre. Et puis chanter me permet d’adresser des messages à ceux qui me connaissent. D’exprimer des sentiments que nous autres, Siciliens, aurions trop de mal à dévoiler ouvertement.
Etes-vous toujours heureux sur scène ?
Pendant longtemps, ce fut le seul endroit où je me sentais bien. Je fuyais la réalité, la scène était mon refuge. Maintenant c’est différent. La vie me fait moins peur. J’aime le rôle que j’y joue, celui d’un père qui adore regarder ses deux filles, Ornella ma grande, qui a elle-même un bébé, et Malena, ma toute petite. Je n’ai besoin de rien d’autre.
Mais il y a toujours l’envie ?
Chanter reste un besoin vital. Monter sur scène l’est beaucoup moins. Je porte encore la cicatrice de la trahison de la Scala de Milan, ce 10 décembre 2006, dans Aïda. Je n’avais pas fait de couacs et j’ai été hué. C’était injuste. J’avais été prévenu et, malgré l’outrage, je pensais revenir sur la scène m’adresser au public : « Mesdames et Messieurs, qu’est-ce qu’on fait ? On continue ? » Ça aurait été un triomphe. Car ils adorent ça, les Italiens. Au lieu de quoi on m’a trahi en balançant sur scène un remplaçant. Je ne veux plus en parler, mais la blessure demeure. Même si le directeur actuel m’a suivi partout dans le monde pour me supplier de revenir à la Scala. Un jour, peut-être. Pour y faire mes adieux…
Avez-vous encore un rêve ?
Vous savez, je n’ai jamais eu la force de rêver tout ce qui m’est arrivé. Tout a été cadeau : le succès, la carrière, tous ces rôles, des films, des disques, des opéras. Et puis surtout, deux filles qui ont vingt et un ans d’écart et me permettent de voyager dans le temps. J’ai sorti la première du ventre de sa maman. C’est une chose incroyable. Et avoir dû jouer simultanément le rôle du père et de la mère a créé entre nous un lien plus fort que tout. Et puis j’ai désormais Malena, née en 2014, qui ne cesse de chanter, comme sa mère Aleksandra, qui est elle-même chanteuse, et comme sa grand-mère, cantatrice en Pologne. J’y vois une continuité merveilleuse, un relais que les générations se passent. Mon arrière-grand-mère ne disait-elle pas que j’avais la voix de son mari, ce Mister Jimmy qui connaissait Caruso et chantait à Little Italy ?
Sortie du CD Malena (Deutsche Grammophon), qui offre des airs napolitains ainsi que des créations originales composées et écrites en sicilien, italien et napolitain par ses frères, Federico et David Alagna.
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