Par Jean Tirole, économiste, Prix Nobel d’économie 2014

La « révolution numérique » a bouleversé la chaîne de valeur de la mondialisation : trois des cinq plus importantes capitalisations boursières mondiales et sept des dix plus importantes start-up mondiales sont des « plates-formes multifaces ».

Dans un marché traditionnel, un vendeur achète des biens et des services intermédiaires à un sous-traitant et vend le bien final au consommateur ; le sous-traitant et le consommateur n’ont aucune relation entre eux. Ainsi, nous allons au supermarché, mais n’avons aucun contact avec le producteur de fruits et légumes.

Offre pléthorique

Dans un marché multiface, au contraire, un intermédiaire permet à des vendeurs et des acheteurs, ou plus généralement à de multiples communautés d’utilisateurs, d’interagir entre eux : par exemple, les joueurs et les développeurs dans le cas de plates-formes de jeux vidéo (PlayStation, Xbox) ; les utilisateurs de systèmes d’exploitation (Windows, Android, Linux, l’iOS de votre iPhone) et les développeurs d’applications ; les utilisateurs et les annonceurs dans le cas des moteurs de recherche ou des producteurs de contenu (médias traditionnels et Internet) ; les détenteurs de carte bancaire et les commerçants dans le cas des transactions par carte de paiement (Visa, Paypal).

Blablacar, Airbnb, Booking.com, Google, eBay ou Uber sont des plates-formes de mise en relation et de certification. Autrefois, lorsque nous voulions acheter des biens, avoir accès à des services culturels, se faire des amis ou rencontrer l’âme sœur, nous nous contentions de notre environnement proche, géographique et relationnel.

L’offre d’interactions était pénurique. Aujourd’hui, nous avons accès au monde entier en quelques clics et l’offre est pléthorique. Le nouveau problème est de savoir comment focaliser notre attention et comment acquérir de l’information sur l’existence, la qualité ou la fiabilité des biens et services, ou si ces échanges sont bien appariés à nos préférences.

Un autre groupe d’entreprises, Skype, Facebook ou Visa, sont des plates-formes technologiques améliorant la qualité des interactions entre acteurs économiques (en partie) déjà en relation les uns avec les autres. Je peux voir, et non pas seulement entendre, l’ami que j’appelle ; pour régler une transaction, je bénéficie de la commodité d’un paiement par carte par rapport à l’utilisation de liquide ou de chèques, etc.

Diversifications

Dans cette nouvelle mondialisation, « winner takes all » (« le gagnant rafle tout »), grâce en particulier aux « externalités de réseau ». Une migration collective vers un autre réseau social que Facebook, auquel chacun participe, parce que les autres y participent (1 milliard d’individus étaient ainsi connectés un jour de décembre 2015), est difficile.

Si tout le monde utilise Waze (l’application de trafic et de navigation communautaire de Google), les prévisions de temps de parcours s’appuieront sur un plus grand nombre d’expériences d’automobilistes et seront plus précises ; tout le monde voudra alors utiliser Waze, que son logiciel soit meilleur ou non que les autres.

Ce phénomène concentre la nouvelle économie mondialisée entre les mains d’un petit nombre d’entreprises, voire des monopoles. Or, un monopole maintient des prix des biens élevés et n’est jamais bon pour l’innovation. Il faut concevoir de nouvelles réglementations, qui tiennent compte des spécificités des marchés bifaces.

Les économistes élaborent depuis une quinzaine d’années de nouveaux principes pour refléter ces spécificités ainsi qu’un nouveau traitement de la propriété intellectuelle, car l’empilement des droits risque également d’étouffer l’innovation et sa diffusion. Il faut veiller à ce que l’entrée d’entreprises innovantes sur des segments étroits soit possible. Un nouvel entrant occupe en effet d’abord une « niche », car entrer sur un ensemble de services est à la fois très coûteux et risqué. Google a commencé par le moteur de recherche, Amazon par la vente de livres ; ces entreprises se sont ensuite diversifiées. Uber a aujourd’hui la même stratégie.

Préparer la jeunesse

Je voudrais ici insister sur le défi que représente cette nouvelle mondialisation pour l’économie de notre pays (sans parler des défis sociétaux). Les plates-formes multifaces sont malheureusement rarement françaises ou même européennes. Ecartons d’emblée les mauvaises réponses à la domination américaine : s’opposer au progrès technologique (par exemple à l’introduction de la voiture sans chauffeur, qui diminuera nettement les décès routiers et rendra les transports individuels bien meilleur marché) ; choisir le protectionnisme, qui provoquera le protectionnisme des autres et appauvrira tout le monde.

Nous devons plutôt préparer la jeunesse à ce nouvel environnement. Nos écoles et nos universités doivent être orientées moins vers les connaissances, et plus vers la créativité. Il nous faudra des universités de niveau mondial pour ne pas manquer ce tournant de l’histoire économique où connaissance, analyse des données et créativité sont au centre de la création de valeur.

La 9e édition des Jéco, à Lyon

Les Journées de l’économie (Jéco) auront lieu du 8 au 10 novembre, à Lyon. Au programme, plus de 60 conférences, ateliers et tables rondes qui ont pour thème : « Economie : la grande mise à jour ». Ces journées ont une triple ambition : permettre aux citoyens de mieux comprendre les enjeux économiques de leur vie quotidienne ; aider à interpréter les grandes mutations économiques et sociales du monde ; favoriser un dialogue entre les acteurs qui ont compétence à parler d’économie.

Elles…

Le campus universitaire est un peu un condensé de ces transformations de l’entreprise : coopérations plus horizontales, valorisation de la créativité, pluriactivité, besoin de s’exprimer dans son travail. Les entreprises de la Silicon Valley ou de Cambridge (Massachusetts) se sont inspirées des universités américaines voisines, principal univers que leurs jeunes créateurs connaissaient.

Ensuite, il faut faire en sorte que, dans une économie où une partie des richesses sont créées par de petits groupes de personnes (Apple, Facebook, Microsoft, Amazon, Uber…), il y ait en France une création de richesse qui puisse financer la protection sociale et l’éducation grâce à un environnement favorable à l’innovation. Enfin, il faut accompagner ces mutations en protégeant les personnes plus que les emplois.

Jean Tirole est président de l’Ecole d’économie de Toulouse (TSE). Il est l’auteur de « Economie du bien commun » (PUF, 640 pages, 18 euros).