Le pari du « faire », creuset de la révolution du travail
Le pari du « faire », creuset de la révolution du travail
LE MONDE ECONOMIE
Venu des Etats-Unis, le mouvement des « makers » réinvente une production collective dans des organisations non hiérarchisées, porteuses du « bien commun », explique l’économiste Michel Lallement.
« Les makers sont à la pointe du changement. Ils bénéficient pour cela d’une éthique héritée des hackers, ces pionniers américains de l’informatique dont seule une infime minorité peut être assimilée aux pirates qui font régulièrement la une des médias » (Photo: mur à idées, salon VivaTech 2016, consacré à la transformation numérique). | HAMILTON/REA / HAMILTON/REA
Par Michel Lallement, chercheur au laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique CNAM/CNRS
La révolution numérique n’en finit pas de bousculer nos pratiques et nos représentations du travail. L’ubérisation de certaines activités professionnelles est l’une des manifestations, sans doute la plus évidente aux yeux de tous, de ce que les technologies de la communication peuvent faire au travail. S’il y a bien lieu de nourrir de multiples craintes, le pessimisme n’est pourtant pas nécessairement de mise. La preuve nous en est apportée par le dynamisme du mouvement « faire », dont l’impact est chaque jour grandissant.
Le « faire », traduction du make anglais, désigne un travail qui trouve en lui-même sa propre finalité. Ce type de pratique se donne à voir dans des espaces aux noms variés – hackerspaces, fab lab (laboratoires de fabrication), makerspaces, biohackerspaces… – où n’importe qui peut venir fabriquer librement à peu près n’importe quoi.
Dotés de ressources matérielles (outils, machines, wi-fi, ordinateurs, cuisines, salles de réunions…), ces tiers-lieux ont fleuri un peu partout sur la planète. Ils sont l’expression d’un vaste engouement pour le bricolage, le do it yourself mais aussi le diwo (do it with others, « faites-le avec les autres »).
Le mouvement « faire » porte avec lui au moins deux enjeux majeurs. Le premier a trait aux modalités concrètes d’organisation des activités productives et à la valeur accordée au travail. Les makers sont à la pointe du changement. Ils bénéficient pour cela d’une éthique héritée des hackers, ces pionniers américains de l’informatique dont seule une infime minorité peut être assimilée aux pirates qui font régulièrement la « une » des médias.
Bidouilleurs
Bidouilleurs avant tout, les hackers ont imaginé et expérimenté de nouvelles normes d’action. Ils ne travaillent qu’à la condition d’y trouver plaisir et intérêt. Ils rejettent les organisations hiérarchiques au profit de coopérations horizontales, fluides et volontaires. Ils promeuvent la libre circulation de l’information et des connaissances.
L’alternative est d’autant plus stimulante que les temps ne sont guère propices à la réjouissance. Dans la plupart des entreprises, en effet, après une pause décelable entre 1998 et 2005, la course à l’intensification du travail a repris de plus belle et sans discontinuer au cours de ces dernières années. Les contraintes, celles du marché comme celles des hiérarchies organisationnelles, pèsent plus que jamais sur les épaules des salariés. Les fonctionnaires ne sont pas épargnés, qui ont même dû subir des réorganisations plus pénibles que celles du secteur privé.
Le mouvement « faire » tranche par la radicalité des options qu’il promeut, mais surtout par ses effets concrets. De nombreuses innovations ont vu et continuent de voir le jour dans les hackerspaces et les fab labs, là où l’autonomie n’est entravée ni par la pression du marché ni par la lourdeur des appareils bureaucratiques. Ces tiers-lieux sont, autrement dit, le creuset d’une nouvelle révolution du travail.
La 9e édition des Jéco, à Lyon
Les Journées de l’économie (Jéco) auront lieu du 8 au 10 novembre, à Lyon. Au programme, plus de 60 conférences, ateliers et tables rondes qui ont pour thème : « Economie : la grande mise à jour ». Ces journées ont une triple ambition : permettre aux citoyens de mieux comprendre les enjeux économiques de leur vie quotidienne ; aider à interpréter les grandes mutations économiques et sociales du monde ; favoriser un dialogue entre les acteurs qui ont compétence à parler d’économie.
Elles…
Le deuxième enjeu que porte avec lui le mouvement « faire » est la mise à l’épreuve de techniques de production qui alimentent un nouveau paradigme industriel. Machines numériques, découpeuses laser ou imprimantes 3D, les outils qu’affectionnent les makers permettent de localiser la fabrication jusque chez les particuliers et d’adapter sans surcoût la production aux fluctuations quantitatives et qualitatives de la demande.
Une façon de recréer du commun
L’enjeu n’est pas que technique ou économique. Les makers inventent aussi une façon de recréer du commun. Ils pratiquent, sur un mode collaboratif, le partage des savoirs et des savoir-faire, selon des règles qui bousculent les droits de propriétés traditionnels. Le copyleft (« droit à la copie »), les creatives commons (licences gratuites permettant de faire sans contrefaire)… constituent autant de pièces originales qui composent un modèle appelé à durer.
La philosophie du « faire » connaît actuellement un certain succès dans les mondes sociaux les plus variés : milieux alternatifs, collectivités locales, entreprises, lycées et universités, associations d’éducation populaire, professionnels du design… On devine, au simple énoncé d’une telle liste, que les déclinaisons concrètes du faire sont multiples, parfois même contradictoires.
Certains, par exemple, sont attachés aux bidouillages émancipés de tout impératif de valorisation monétaire, à la gestion libertaire de collectifs ouverts, à l’articulation entre le « faire » et la transformation politique… D’autres donnent la priorité aux objectifs marchands. Aux Etats-Unis, en France et ailleurs, de nombreuses grandes entreprises ont désormais leur fab lab.
Leur fonction première est d’accoucher de cultures organisationnelles capables de revitaliser le sens de la coopération et de l’innovation. Quelle que soit l’orientation retenue, une chose est sûre néanmoins : parce qu’il nous invite à regarder autrement le travail et qu’il est le creuset d’expérimentations démocratiques originales, le mouvement « faire » mérite bien plus d’une attention distraite.
Michel Lallement est l’auteur de « L’Age du faire. Hacking, travail, anarchie » (Seuil, 2015).