La Poste fait partie des services publics auxquels vont pouvoir accéder les entreprises canadiennes avec le CETA. | CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

« Au cœur du CETA »

Toute la semaine, Le Monde et Correctiv.org se plongent dans les deux mille pages de l’accord commercial CETA, conclu dimanche 30 octobre entre l’Union européenne et le Canada, pour tenter de savoir si les craintes de ses opposants sont fondées ou non.

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Qui dans un pays doit s’occuper de l’éducation, de l’approvisionnement en eau ou du système de santé ? Le public ou le privé ? Contrairement au Canada et aux Etats-Unis, l’Europe a une forte tradition de service public dans ces secteurs. Déjà mis à mal ces dernières décennies par les politiques de libéralisation menées sous l’égide de la Commission européenne, les services publics européens pourraient-ils se voir menacés par l’accord commercial CETA ?

1. Le CETA protège-t-il les services publics ?

Le problème

La crainte à l’égard des services publics est nourrie de longue date par de nombreuses organisations de la société civile et s’appuie sur un détail très technique du CETA, qui pourrait bien avoir de lourdes implications : l’introduction des listes négatives.

Listes positives et négatives

Traditionnellement, les accords commerciaux signés par l’UE consistent à lister une série de secteurs qu’elle s’engage à libéraliser – c’est-à-dire promettre de :

  • ne pas maintenir des monopoles publics ;
  • ne pas favoriser l’opérateur public par des subventions ou privilèges, même dans un marché ouvert à la concurrence (exemple : la SNCF dans le transport ferroviaire) ;
  • ne pas discriminer les opérateurs du marché en fonction de leur nationalité.

On appelait cela les « listes positives ». Il était donc très facile de savoir à quoi on s’engageait en signant un traité, et de protéger les services publics.

Le CETA introduit pour la première fois en Europe un système beaucoup plus imprévisible : les « listes négatives ». En vertu de ce système, l’UE s’engage à libéraliser tous les secteurs de son économie, sauf ceux qu’elle cite explicitement dans sa « liste négative ».

Tout l’enjeu réside donc dans la rédaction de cette fameuse liste : si elle contient tous les services publics européens, ceux-ci seront protégés de l’exigence de libéralisation. Si certains sont oubliés, rien ni personne ne pourra les sauver. C’est le principe du « liste-le ou perds-le ».

Les services publics plutôt protégés

Le problème, c’est qu’il n’existe pas de définition unifiée des services publics en Europe – en dehors d’une liste étroite de « services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental », c’est-à-dire des fonctions régaliennes de l’Etat comme la justice, la police ou la monnaie. La Poste est par exemple un service public aux yeux de la France, mais pas de Bruxelles, qui a exigé sa libéralisation partielle, car elle estime qu’elle a une dimension marchande (concernant les colis, notamment).

Pour se prémunir le plus largement possible, l’Union européenne a fait inscrire dans le CETA une clause protégeant tous les « services reconnus d’utilité publique au niveau national ou local ». Une réserve plutôt rassurante, qui laisse à la France comme à la Mairie de Tulle toute latitude pour définir ce qu’est un service public à ses yeux.

Cette clause permettra aux pays européens de maintenir des monopoles publics ou des concessions exclusives à des opérateurs privés sur un marché. Par exemple, SNCF Réseau pourra conserver son monopole sur le réseau ferroviaire français, et Enedis (ex-ERDF) son quasi-monopole sur la distribution de l’électricité. Les régies municipales pourront aussi continuer à distribuer l’eau dans leur commune.

L’UE a ajouté des garanties spécifiques pour protéger l’éducation, la santé et les services sociaux. La France, elle, a demandé des clauses spécifiques pour protéger EDF et les transports par autobus, qui viennent à peine d’être ouverts à la concurrence.

2. Quid des services publics déjà libéralisés ?

Le problème

Les règles européennes de concurrence ont déjà démantelé plusieurs services publics, en contraignant les Etats à ouvrir le transport ferroviaire, les jeux d’argent, la poste ou la fourniture d’électricité à des opérateurs privés aux côtés de leur opérateur « historique ».

Ce que le CETA va changer

La plupart de ces secteurs seront donc désormais ouverts aux entreprises canadiennes, qui devraient pouvoir venir concurrencer La Poste ou la SNCF (à partir de 2019). Une concurrence qui pourrait engendrer « une fragilisation financière qui obligera progressivement l’opérateur public [la Poste ou la SNCF, par exemple] à fonctionner comme un opérateur privé classique, et même du coup à renoncer à ses fonctions de service universel », selon Amélie Canonne, de l’Aitec, une association critique envers les accords de libre-échange. En effet, les obligations de libéralisation interdisent déjà souvent au niveau européen les aides publiques à l’opérateur « historique » et exigent sa rentabilité.

La Commission européenne jure, elle, que « les gouvernements demeureront libres d’introduire ou de conserver des obligations de service universel », qui s’appliqueraient aussi bien à l’opérateur historique (EDF, GDF, La Poste…) qu’aux nouveaux entrants (comme par exemple la couverture intégrale du territoire ou le service cinq jours par semaine pour la poste). Et qu’ils pourront toujours limiter le nombre d’acteurs autorisé sur un marché.

3. Sera-t-il possible de faire marche arrière ?

Le problème

Que se passera-t-il si un Etat décide un jour de faire revenir un marché dans le giron public ? Si un gouvernement décrète que l’accès à Internet et l’éducation pour les adultes, jusqu’à présent libéralisés, sont désormais un service public ? Si une mairie décide de reprendre en régie publique la gestion de l’eau dans sa commune autrefois confiée au privé ? Nombreux sont ceux qui craignent que le CETA ne fige la libéralisation des secteurs à leur niveau actuel, empêchant de revenir en arrière et liant les mains des autorités pour des décennies.

Pourquoi c’est plus compliqué

Des dispositions de ce genre existent dans les accords commerciaux : on les appelle les « clauses de cliquet ». Mais la réserve sur les services publics prise par l’Union européenne devrait a priori suffire à éviter que de tels scénarios se produisent.

Pour répondre aux inquiétudes de la Wallonie et, plus largement, de la société civile, Bruxelles et Ottawa ont écrit une déclaration interprétative du CETA qui assure que l’accord « n’empêchera pas les gouvernements de fournir des services publics précédemment assurés par des fournisseurs privés ni de ramener sous le contrôle public des services qu’ils avaient choisi de privatiser ». Ce que conteste la fédération européenne des services publics, sans qu’il soit possible d’obtenir un réel consensus des juristes sur la question.

En tout état de cause, une telle démarche serait probablement davantage compliquée par les règles européennes que par le CETA. La seule différence réside dans les recours dont disposeraient les entreprises canadiennes lésées par une renationalisation du marché sur lequel elles exerçaient. Expropriées, elles pourraient se tourner vers le mécanisme d’arbitrage du CETA pour obtenir une compensation financière – alors que les entreprises européennes devraient se contenter des juridictions nationales.

Reste un dernier point d’interrogation : que se passera-t-il si la France décide dans quelques décennies de faire de la téléportation ou de la cryogénisation un service public ? Par définition, comme ces services n’existent pas aujourd’hui, il est impossible de les lister dans les réserves européennes au CETA. La Commission européenne assure que la clause de sauvegarde des services publics est justement suffisamment large et évolutive pour prendre en charge de tels cas. L’avenir le dira.