Election américaine : la colère a gagné
Election américaine : la colère a gagné
Par Jérôme Fenoglio (Directeur du "Monde")
Editorial. L’élection de Donald Trump ouvre un monde nouveau pour les démocraties occidentales, secouées par une déferlante protestataire des élites traditionnelles.
Donald Trump en 60 secondes
Durée : 01:26
Editorial du « Monde » La colère a gagné, la rage protestataire l’a emporté. Un milliardaire douteux, qui ne paye pas d’impôts depuis vingt ans, ment comme un arracheur de dents, flirte ouvertement avec le racisme, la xénophobie et le sexisme, et qui n’a jamais exercé le moindre mandat électif ou public, a su la capter. Magistralement. Le républicain Donald Trump deviendra le 45e président des Etats-Unis, et prendra possession de la Maison Blanche en janvier.
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Le pays qui a élu Barack Obama en 2008 et en 2012, premier Afro-Américain à la Maison Blanche, diplômé d’Harvard, vient d’adouber un promoteur immobilier aux multiples faillites et qui se félicite de ses « bons » gènes européens. Telle est l’humeur de l’Amérique, tel est le fond de l’air dans l’ensemble de nos pays occidentaux. La démocrate Hillary Clinton n’est pas la seule vaincue de ce scrutin. Une déferlante protestataire bouscule les élites traditionnelles de part et d’autre de l’Atlantique. L’élection de Donald Trump est un bouleversement majeur, une date pour les démocraties occidentales. Comme la chute du Mur de Berlin, comme le 11-Septembre 2001, cet événement ouvre sur un nouveau monde, dont on peine encore à distinguer les contours mais dont une caractéristique est d’ores et déjà avérée : dans ce monde-là, tout ce qui était réputé impossible, ou irréaliste, devient désormais envisageable.
Quelles que soient les singularités d’un pays à l’autre, le mouvement de colère est ancré dans une critique diffuse de la mondialisation qui porte sur deux thèmes : le contrôle des flux migratoires et les inégalités de revenus. Les Britanniques ont voté pour le Brexit sur ces deux sujets. Trump avait prédit que son élection serait un « Brexit à la puissance trois ». Il avait raison. C’est aussi une façon de dire que l’Europe n’est en rien protégée du séisme qui vient de secouer Washington.
Certes, le résultat du scrutin du 8 novembre – les républicains conservent le contrôle du Congrès – est d’abord une affaire américaine. Le démocrate Obama achève ses deux mandats sur un bilan intérieur honnête. Héritier d’un désastre économique laissé par son prédécesseur républicain, George W. Bush, il a redressé la barre : chômage à moins de 5 %, croissance supérieure à la moyenne européenne, finances publiques en voie d’assainissement, assurance-santé considérablement étendue, industrie automobile rescapée et haute technologie plus conquérante que jamais.
Lignes de fractures
Aussi étrange que cela paraisse en ce jour de triomphe pour les républicains, Barack Obama est crédité d’un fort taux d’approbation dans l’opinion américaine. Mais tout s’est passé comme si ces résultats et ces bons sondages ne lui avaient donné aucune prise sur ce qui se passe dans son pays. Il a échoué très exactement là où il était le plus attendu : rassembler un pays divisé. Il n’a pas su ou pas pu combler les lignes de fracture, ni les vieilles – celle de la race, les Noirs ne se sont pas mobilisés pour Mme Clinton – ni les nouvelles, celles nées de ces inégalités croissantes liées à une mondialisation des échanges portée par la révolution technologique. Lucide, il avait lui-même laissé entendre que ce dernier défi était l’affaire d’une génération, pas de deux mandats présidentiels.
Dans ce contexte, M. Trump a fait preuve d’une intelligence politique diabolique. D’abord contre son parti, puis contre son adversaire démocrate, il a su incarner à merveille l’homme nouveau, celui qui n’appartient pas à un sérail politique discrédité par deux des catastrophes qui ont profondément marqué les Américains : la débâcle irakienne et la crise économique et financière de 2008. Peu importe que l’une et l’autre soient largement le produit de la politique menée par des républicains.
Avant Trump et Bernie Sanders, le concurrent malheureux d’Hillary Clinton, personne ne s’était fait le porte-voix des marginalisés de la mondialisation. Personne n’a été condamné pour la dévastation venue de Wall Street. Personne n’a anticipé les conséquences politiques d’un type de croissance qui met à mal la classe moyenne au sens large. Donald Trump, lui, l’a fait en choisissant trois boucs émissaires : les immigrés, le libre-échange et les élites. Il a aussi su exploiter le malaise d’une population américaine blanche qui pourrait vite perdre la majorité face à l’agrégat des minorités ethniques.
Une menace pour les démocraties
Pour son malheur, Mme Clinton incarnait à la perfection la quintessence de l’élite politique américaine traditionnelle. A tort ou à raison, elle portait l’image du statu quo – même si elle avait le seul programme réalisable et solide.
Les leçons de ce scrutin sont multiples. Elles s’adressent aux partis de gouvernement traditionnels. Elles concernent une presse et des sondeurs qui, dans leur immense majorité, n’ont pas vu venir la vague, et ne savent plus prendre le pouls de l’opinion. Ces leçons sont d’autant plus impérieuses que les représentants de la colère protestataire, qu’il s’agisse de Trump ou de ses clones européens, n’ont pas la moindre idée de la complexité des problèmes à résoudre. Ils vendent des illusions, l’Américain le premier. Ils cultivent un simplisme réducteur qui peut devenir une menace pour nos démocraties. Vue de Paris, la victoire de Trump, venant après le Brexit, est un avertissement de plus. Dans le monde qui s’ouvre avec cette élection, tout est possible, même ce que l’on a encore du mal à regarder en face : la prise du pouvoir par un parti extrémiste.