Joëlle Léandre, la contrebassiste aux pieds nus
Joëlle Léandre, la contrebassiste aux pieds nus
Par Francis Marmande (Nevers, envoyé spécial)
Au côté de Serge Teyssot-Gay (ex-Noir Désir), la musicienne a illuminé, mardi, la trentième édition du D’Jazz Nevers Festival.
Little Rock, Arkansas (5 h 17 à Paris, le 9 novembre). Dans leur fief, les Clinton sont assez nerveux. La percée de Donald Trump les prend de court. Little Rock, c’est cette capitale de l’Arkansas où, ségrégation scolaire levée, 9 élèves afro-américains font leur entrée à la High School. Nous sommes le 7 septembre 1957. Déchaînement de haine. Trois semaines d’émeutes. Le Président Eisenhower fait donner la troupe. Le 24 septembre, 7 élèves sur les 9 entrent sous protection policière. Des élèves « blancs » quittent la classe. Ont-ils voté Trump, ce soir ?
Après les événements de Little Rock, Charles Mingus, l’immense compositeur afro-américain (1926-1979), compose une imprécation qui renvoie toute littérature « engagée » à une bluette digne du prix Nobel : Fables of Faubus. Le chant guerrier, rageur, hilare, de Mingus s’adresse à coups de cris moqueurs à Orval Faubus. Faubus, le gouverneur de l’Arkansas, chef d’orchestre de la haine raciste à Little Rock. Compositrice, contrebassiste, Joëlle Léandre est une sorte de Mingus au féminin. Elle est une habituée du festival très citoyen de Nevers. Mingus détestait le terme raciste de « djazz ». Cela dit, ses amis musiciens l’appelaient « Chazz ». La vie est complexe.
D’Jazz Nevers Festival, 30e anniversaire. Joëlle Léandre et Serge Teyssot–Gay en scène, un mardi 8 novembre à midi. Lumière étincelante sur la Loire. À eux deux l’emblème du festival. Elle, Joëlle Léandre (Aix-en-Provence, 1951), bardée de prix, de conservatoires, de distinctions internationales, destinataire de tous les compositeurs du siècle (John Cage, Morton Feldman), partenaire de ses meilleurs atouts (Derek Bailey, Anthony Braston, Barre Phillips, Fred Frith), toujours impitoyablement nue, façon de parler, devant le jeu. À l’instant du jeu. Lui, guitariste aux mille sonorités électro bizarres, cofondateur de Noir Désir, fou du son et de free-rock, Serge Teyssot-Gay, pieds nus itou, lancé dans cent mille projets.
Venez à Nevers, et ne venez plus vous plaindre. Il ne se passe plus rien ? La scène est vide ? La Seine polluée ? Inutile de tergiverser. Vous cherchez l’aventure ? On vous vend de la guimauve chic and rock. Vous souhaitez un rien d’absolu ? On vous refile des revenants. Vous aimeriez au moins des vessies ? Voilà des lanternes. Vous auriez aimé Jimi Hendrix et Miles ? On vous les ressert façon Viollet Le Duc avec la raie sur le côté.
Joëlle Léandre & Serge Teyssot-Gay / La Voix est Libre - Soirée de soutien au Point Ephémère
Durée : 10:02
Ici le D’Jazz Nevers Festival. Fête, action, musiques, fanfares, expositions, célébrations rares – Fred, génial dessinateur du Petit Cirque, illustré par une trapéziste (Mélissa Von Vépy) et Stéphan Oliva (formidable pianiste), ce 9 novembre ? Concerts, récitals, théâtre musical (Anne Alvaro, avec le trio Raulin-Corneloup-Lopez, le 11 novembre). Autant de réponses « au populisme, à la violence et au repli identitaire ». Signé Roger Fontanel, inventeur-programmateur d’une « manifestation singulière » depuis trente ans. Projet artistique exigeant. Génération émergente, créations (Voodoo), fidélités (Portal-Kühn-Humair-Chevillon, le 11 novembre), grands noms de la scène internationale (John Surman, Gary Peacock, John Scofield), coproductions (Brotherhood Heritage, voir Le Monde, 29 août).
Joëlle Léandre, on peut courir la voir les pieds nus dans la neige au bout du monde. On le fait depuis quarante ans. Elle dit le destin de la planète et la possibilité de s’en sortir. Libre ? De gauche ? Mieux : vivante, téméraire, poilante. Les pieds nus, Joëlle Léandre joue, gesticule, parle, hurle, crie, rit, dégaine force mimiques inénarrables. En scène, elle a 6 ans, 20 ans, 34 ans, cet âge qu’ont les femmes, 65 ans peut-être. Si la musique improvisée garde sa chance, sa vérité d’existence, elle le devra bien à Joëlle Léandre. Joëlle, belle femme clown, Beckett allé avec John Cage pour qui elle a joué.
Joëlle, fille du peuple barrée bien loin de ses quartiers d’Aix sans jamais les trahir, et puis, venons au fait : Joëlle Léandre, contrebassiste, compositrice, improvisatrice, surdiplômée, bien entendu, couverte de reconnaissances diverses et variées sous toutes les latitudes, peu prophétesse en son pays, et pourtant…
La contrebassiste Joëlle Léandre sur scène, lors du D’Jazz Nevers Festival, le 8 novembre 2016. | © MAXIM FRANÇOIS
Doum-doum-doum
Pourquoi ne pas commencer par « Joëlle Léandre, contrebassiste » ? Parce que de cet instrument tellurique au corps de mère avec la voix du père (la contrebasse), on ne retient qu’un doum-doum-doum qu’il est bien le seul à ne jamais produire. Notamment sous les doigts de Joëlle Léandre. La contrebasse chante, vole, bondit, swingue, groove à mort, mais de là à faire doum-doum-doum, macache.
Le violon fait doum-doum-doum, la batterie fait doum-doum-doum, le piano fait doum-doum-doum, le triangle, on n’en parle même pas. Il n’y a que la contrebasse qui ne fasse jamais doum-doum-doum. Surtout sous l’archet, les phalanges, les caresses, les pince-mi pince-moi au-dessous du chevalet, de Joëlle Léandre. Tout le monde radote ? Joëlle Léandre – superbe nom pour une prolo planétairement demandée – invente à chaque instant. En scène, elle fait la conne avec un superbe génie de théâtre et d’action. Elle joue debout.
Grincements ailés de Teyssot-Gay. Elle ne le lâche jamais des yeux. Lui, il fixe ses doigts à elle. Semblent danser ensemble. Parfois se lancent à corps perdu dans des choses qu’ils ne savent pas nommer – elle n’aime pas le terme de « morceau, ça fait morceau de viande » – mais qu’ils savent mettre en dialogue, ou en mots.
C’est la crise aiguë, par exemple : Serge sert des contrechants troués de notes arrachées à quelque blues ancien. Elle, Joëlle, frotte avec cette vivacité à désespérer ses professeurs du conservatoire, tout en chantant, murmurant, scandant, rappant, scattant, des mots dont on capte mieux que les bribes qui se détachent de ses doigts : « Pesticides partout, Hillary qui rira le dernier, c’est la fin, c’est la fin des haricots mes amis, tout le monde s’est rangé, il faut ceci, il faut cela, il faut manger bio, ne plus fumer, ne plus boire, ne plus baiser, et bientôt, ne plus sortir du corps… »
Oratorio des temps futurs
Voilà pour la piètre approximation en français moderne. En scène, la mixture sonore suscite une tout autre verve. Sévère, slameuse, drolatique, d’une agressivité rieuse, instruite, pratique. Oratorio des temps futurs. Sans jamais lâcher les fondements évidents d’une pratique (voir politique), d’une technique (voir boulot), d’une morale du jeu (voir éthique) qui rendent Joëlle Léandre avec tous ses partenaires, unique comme irremplaçable. Le sujet de l’improvisation, c’est l’Autre. Avec Serge Teyssot-Gay, la double entente tourne au double jeu.
C’est la vie. Improgrammable dans les salles de bon ton. Intélévisable (leur immense chance). Innenregistrable, cela va de soi. Pourtant, tous les dieux de l’enfer savent le nombre incommensurable d’enregistrements auxquels elle, Joëlle, se sera prêtée. Tant mieux. Où qu’elle passe, sous quelque latitude, ne la manquez pas. Les pieds nus dans la neige. Un peu inquiète à la fin, comme celles qui s’engagent à fond et se dégagent d’un rire inquiet (« Ça ne fait pas trop déjantée ? »). On la rassure : on lui apprend le nouvel emploi rigolo du mot « perchée ». Elle éclate de rire : « Je suis un peu perchée ? » Oui, juste un peu.
Vous connaissez la réputation de la flûte à bec telle qu’on l’apprend au collège ? A Aix, Joëlle est la seule à en revenir éblouie. Elle demande illico à ses parents de l’inscrire à l’école de musique. Du piano, elle revient éblouie. Sa mère lui dit alors cette phrase durassienne, voir histoire de France et lutte des classes, « le piano, Jojo, ce n’est pas fait pour nous ».
Donc, elle choisit la contrebasse. Normal. Bien plus tard, Serge Teyssot-Gay, son cadet, lui dira : « Tu es la seule vraie punk que j’ai connue… » Avant de se balancer en cadence avec elle. Mélopées et murmures. On entend des voix. On entend siffler le train. Un petit chat miaule. Un poussin traverse la scène avec son béret basque. Un ange passe. Cocteau, qui avait su identifier, dans les premières émanations de jazz improvisé, « une catastrophe apprivoisée », s’en charge. Serge Teyssot–Gay et Joëlle Léandre racontent ces mille fables en toute témérité. C’est devenu si rare, pratiquement impossible, la témérité.
D’Jazz Nevers Festival, jusqu’au 12 novembre à Nevers (Nièvre). djazznevers.com/festival