Strasbourg, troisième concert du samedi 12 novembre.  Trompette en main, Dave Douglas lance : « We are in shock ! ». Petite salle boisée, le « Fossé des Treize », 212 sièges, bar modeste, un des lieux de Jazzdor, le festival marathon de Strasbourg (direction débonnaire, Philippe Ochem, 31e édition). Dave Douglas n’a même pas besoin de prononcer le nom du diable : « Et vous ? Vous êtes aussi sous le choc ? » Oh que oui, trois fois oui, nous sommes choqués, unanimes, solidaires, remontés comme des coucous, Trump le diable, Trump comme « Ridgway la peste », ou « Nixon la peste » – Trump pourtant pas si imprévisible.

Choqués, c’est peu de le dire. On a tout d’un congrès de choqués. On est choqués comme on le sera en 2017 – mêmes causes mêmes effets –, après l’élection de la Le Pen. Debout, les choqués de la terre. Au fait ? Dave Douglas et son formidable guitariste Marc Ribot, augmentés de la batteuse Susie Ibarra, ont-ils voté ? La question ne sera pas posée. Et nous, les furibards futurs choqués ?

Dave Douglas est trompettiste, compositeur, chef d’orchestre. Carte de visite : éclectisme à la mode, jazz et klezmer (technique à toute épreuve, plus la bande à John Zorn), discographie pléthorique, rage de jouer, duos avec Martial Solal (référence absolue).

Un festival réfléchi, inventif, bien peu consumériste

Histoire de prolonger notre dernier compte-rendu (Djazz à Nevers, 30e édition), ceci : Jazzdor à Strasbourg – quinze jours, trois concerts par jour, une quarantaine de groupes et un fourmillement d’initiatives –, c’est du même ordre. Festival « citoyen », réfléchi, inventif, découvreur, bien peu consumériste, c’est juré. Voilà pour les bonnes intentions.

Des pointures (Joshua Redman/Brad Meldhau), des coproductions formidables (Brotherhood Heritage, voir Le Monde, 30 août), et des génies spontanés comme ce Julian Sartorius, batteur helvète programmé en solo, « celui qui repousse les limites du possible et décapsule au briquet magnums de hip-hop, de musiques du monde ou musiques improvisées avec la facilité d’un jeune scout. » Fichtre ! C’est ce côté « jeune scout » qui trouble.

Lire le compte-rendu du festival Djazz à Nevers : Joëlle Léandre, la contrebassiste aux pieds nus

La musique comme une joie

Trompettiste, pour en revenir à Dave Douglas, Louis Armstrong l’était quelque peu. Lors de l’affaire de Little Rock récemment évoquée (à propos de Nevers) – neuf lycéens afro-américains refusés par l’administration et pas mal d’élèves blancs de la High School (1957) ; Little Rock, capitale de l’Arkansas où le sénateur Bill Clinton succéda au raciste patenté Orval Faubus, Charles Mingus composa ce monument digne de Guernica en plus féroce, Fables of Faubus.

Ce que l’on refuse de savoir, c’est que Louis Armstrong, que l’on prenait déjà, en dehors de son génie musical, pour une sorte de brave « nègre-Banania », prit aussi Little Rock à cœur. Armstrong annula la tournée du Département d’Etat qui devait le conduire de Moscou aux principales villes de l’Union soviétique. En plein apartheid, les artistes afro-américains servaient à ça : faire peur à l’intérieur (le « jazz » , la drogue, tout ça) ; faire les « ambassadeurs » derrière le rideau de fer.

Contrairement au nazisme, pour qui la musique des Noirs d’Amérique était une musique de dégénérés, le communisme, fût-il tristement « réel », l’accueillait comme une joie, une promesse de l’avenir, l’ « autre musique ». La vraie violence de l’Amérique, c’est de n’avoir jamais révélé au public l’annulation courageuse de Louis Armstrong. Ceci afin de maintenir – profitant de sa bonté et de son génie musical – son image bien réglée par un oncle–tomisme dégradant.

La troisième révolution en jazz

Dave Douglas et ses partenaires, c’est la troisième révolution en jazz. La première (le « be-bop », années 1940, de Bird à Mingus en passant par Monk) précéda les luttes à mort pour les Droits Civiques. La deuxième (le « free », années 1960) accompagne ces luttes. La troisième – post-free ? post-moderne ? poste restante ? – aura désormais à faire avec une régression spectaculaire (Donald). « J’aime l’ignorance touchant à l’avenir » : autant citer Nietzsche, puisqu’il se trouve des psychiatres, aujourd’hui, pour traiter le « bebop » comme une maladie mentale. Un colloque récent s’est employé à faire le portrait de Thelonious Monk en autiste. Encore un effort, camarades…

New Sanctuary, de Dave Douglas, est à la fois très écrit et très libre. Il y faut des partenaires au taquet. Composition de douze pièces portant les noms des mois de l’année. Référent ? Plutôt flottant. Il n’est pas sûr qu’April in Paris, divinement chanté et joué par Armstrong et Ella Fitzgerald ressemble à avril sur Montclair (New Jersey, où est né Dave Douglas en 1963) ; ni à Newark où est né Marc Ribot dix ans plus tôt ; encore moins à Anaheim, Californie d’où vient Susie Ibarra avant de grandir à Houston, Texas, et de retourner aux sources, à Cotobato, sur l’île de Mindanao (Philippines). April in Cotobato

Dave Douglas et ses partenaires, c’est la troisième révolution en jazz

Les titres sont des repères. Pourquoi ne jamais les interroger ? Les climats, très différenciés. Le plus souvent, Dave Douglas joue trompette nue, les coudes loin du corps, un son à trembler Jéricho. Avec sourdine, sa voix a la grâce et la couleur orange des bignionias que l’on appelle parfois « trompettes de Jericho ». Intermédiaire ? Ces pièces pour lesquelles il coiffe à la diable son pavillon du papier alu indispensable en cuisine.

Très franchement, avec l’amplification, on ne voit pas bien la différence. Le papier alu doit avoir un rôle analogue – j’improvise – à ce bout de tuyau de plombier que Portal branchait parfois (il me semble qu’il ne le fait plus) entre le bocal et le corps de son saxophone ténor. Si l’on évite les épuisantes hypothèses des psychiatres réactionnaires (ils ont de beaux jours devant eux, dans l’Amérique de Trump et la France de la Le Pen), cela doit relever plutôt de pratiques magiques. Tout comme la musique, au demeurant.

Le trompettiste Dave Douglas s’est produit à Strasbourg avec un nouveau projet : New Sanctuary. | DR

Joyeux et efficace

New Sanctuary est une œuvre enthousiasmante. Voir étymologie. Réglée avec la perfection et la souplesse qui conviennent. À Strasbourg, son exécution est précédée par l’excellent Tribute To An Imaginary Folk Band des Bedmakers (Robin Fincker, sax, Mathieu Werchowski, violon, Pascal Niggenkemper, contrebasse, et Fabien Duscombs, drums. Six fois, démarrage en style de cornemuses ou de pipeaux, folklore à la Gottlieb (le dessinateur) sur de très savants contrepoints. Après quoi, grand plongeon, et rendez-vous au tas de sable. Joyeux et efficace.

Efficace, Dave Douglas l’a sans doute été, puisqu’un public endiablé aurait bien exigé une vingtaine de rappels. Le trio s’en est tenu à deux. Soit deux de trop, mais c’est la loi trumpienne : « en avoir pour son argent, coûte que coûte. »

Déconstruction, reconstruction

On sait quand la musique est venue. On sait, quand elle a été jouée. Quand le rappel sera cette resucée sans jus qui assèche le concert. Un rappel, pour faire plaisir, pourquoi pas ? Au-delà, c’est une réclamation aussi esthétique et inspirée que l’obsession du rabiot à la cantine.

Dans une petite rue bien cachée de Strasbourg, vous trouverez un bar de nuit, le Perestroïka qui résume assez bien l’affaire. Les Bedmakers y déboulent vers 1 heure du mat’. Le barman, pas mécontent de s’être fait la mine de Jim Morrison, danse en jonglant avec les verres. Aux manettes, il décide du programme musical. Non négociable : Grant Green (guitariste), Sun Ra (sunraïste), Robert Wyatt (Bird), Can (rock allemand, cet oxymore) qui repoussait déjà les limites du possible dans la haine positive du swing. M’est avis que ce seront les restes de la discothèque paternelle, voire celle du grand-père…  « Jim Morrison » a ses idées sur « le jazz actuel ». Les Bedmakers évangélisent un petit couple de sexagénaires venus en curieux de l’hôtel voisin. Déconstruction (post-moderne), reconstruction (« perestroïka »), tout le monde signe un accord à la vodka.

Sur le Web : www.jazzdor.com