C’est un « cosplay » comme il y en a tant, dans ces nombreux événements consacrés à la culture manga : sur scène, les fans défilent, maquillés et costumés à l’image de leurs personnages favoris, sous les applaudissements d’un public toujours conquis d’avance. Une particularité toutefois : ici, à la convention Y/Con, qui s’est déroulée à Villejuif (Val-de-Marne) les samedi 12 et dimanche 13 novembre, les cosplayeurs de même sexe s’embrassent quasi systématiquement, déclenchant des cris stridents dans l’audience. Il est vrai que ce rendez-vous n’est pas exactement comme les autres : il est consacré à l’homofiction, soit toute forme de fiction (BD, manga, littérature, illustration...) mettant en scène une histoire d’amour homosexuelle.

A l’origine et au cœur de cet événement : le « yaoi », un sous-genre du manga consacré aux histoires entre hommes. Celui-ci est très développé au Japon – où l’homosexualité est encore loin d’être acceptée – occupant des étages entiers dans les plus grandes librairies consacrées au manga. En France, il s’est fait une place, au point que deux maisons d’édition lui sont consacrées. Ainsi que cette convention, née à Lyon en 2011 et délocalisée pour la première fois en région parisienne, rassemblant pas moins de 1 400 amateurs du genre.

Le catalogue « yaoi » français est très varié. | Morgane Tual / Le Monde

Dans les allées de Y/Con, le public est majoritairement féminin et l’âge moyen se situe entre 18 et 30 ans. « Le yaoi, à la base, c’est écrit par des femmes hétéros pour des femmes hétéros », explique Valentine Tezier, 27 ans, organisatrice de l’événement depuis ses débuts. Elle-même vit avec un garçon, et s’est intéressée au yaoi par dégoût pour les mangas destinés aux jeunes filles, les « shôjos » : « les scénarios à la Twilight se répètent, c’est toujours l’histoire d’une fille banale qui arrive à séduire le garçon le plus populaire du lycée. Avec une protagoniste nunuche, je ne m’identifiais pas. » Et pourtant, ce qui lui plaît dans le yaoi est, justement… de ne pas s’identifier :

« On ne leur ressemble pas et ça permet de prendre de la distance pour mieux ressentir, parce qu’on peut ressentir les deux, pas seulement comme si on était l’un des deux. C’est double dose de sentiments ! »

Valentine Tezier est l’organisatrice de la Y/Con. | MORGANE TUAL/LE MONDE

Elle évoque aussi « des scénarios vraiment poussés » et confie : « Voir deux garçons qui s’embrassent, ça me plaît. » Autre particularité du yaoi : « Il y a du cul, et au début, ça bouleversait mes repères. » Même si, précise-t-elle, « il y a aussi des mangas très doux, avec des mains qui s’effleurent et des cœurs qui palpitent… et là on fond ».

La naissance de ce genre remonte aux années 1970, quand des mangakas comme Moto Hagio, qui écrivaient pour les femmes, ont introduit des histoires d’amour entre garçons. Le Cœur de Thomas raconte ainsi des amours tragiques dans un pensionnat – il s’inspire du livre Les Amitiés particulières de Roger Peyrefitte.

En France, ce sont notamment les mangas du studio Clamp qui introduisent, dans les années 1990, des histoires d’amour entre hommes de façon subtile, avec Tokyo Babylon, mais aussi Card Captor Sakura, qui évoque les sentiments d’un personnage masculin pour le frère de l’héroïne. Jusqu’à la traduction française, en 2000, de Zetsuai 1989, premier manga ouvertement yaoi à se faire une place dans les librairies françaises.

Stéréotypes

Le yaoi trouve alors petit à petit son public chez les lectrices de mangas, mais est loin de faire l’unanimité. Même à la Japan Expo, plus grande convention française consacrée à la culture manga, « on n’affichait pas clairement qu’on aimait le yaoi, se souvient Valentine Tezier. On était critiquées. Alors on y allait avec de petits badges discrets pour se reconnaître entre nous, et quand on se croisait, on se serrait dans nos bras. »

Zoe Chanson et Lucie Rabelle sont deux lectrices de « yaoi ». | MORGANE TUAL/LE MONDE

C’est de cette exclusion qu’est née l’idée de créer une convention à part. Dans les allées, à Villejuif, Lucie Rabelle et Zoe Chanson, 18 ans, dégustent des biscuits roses sur lesquels s’affichent des personnages amoureux. Si le yaoi passionne Lucie, c’est que « tout le monde n’en lit pas, et je n’aime pas faire comme tout le monde ! Ce n’est pas plus intéressant qu’une histoire d’amour hétérosexuelle, mais la société n’en montre pas beaucoup, car ce n’est pas très accepté. »

Son amie, elle, a du mal à expliquer son goût pour ce genre :

« Je suis lesbienne, mais le yuri [les mangas qui racontent des histoires d’amour entre filles] je trouve ça plus niais, je sais que ça ne se passe pas comme ça. C’est toujours super niais, ou alors super trash. Le yaoi aussi c’est peu réaliste, mais là j’arrive à passer outre. »

Ce manque de réalisme a généré un certain nombre de critiques au Japon, où les lecteurs homosexuels ont parfois dénoncé des mangas caricaturaux, mettant en scène les stéréotypes du « dominé » aux traits « féminins », et du « dominant » plus « masculin ». Le yaoi a même été qualifié d’homophobe, car les premières œuvres se terminaient souvent de façon tragique pour leurs héros.

« Naruto » et « Harry Potter » revisités

Une partie des personnes qui se sont déplacées à Villejuif écrivent et dessinent elles-mêmes. A l’image d’Elodie Clercq qui, avec une dizaine d’amis, édite un fanzine yaoi et yuri à la fois, TwinLillies. Masquée – elle s’est costumée pour l’occasion –, la jeune femme de 28 ans explique qu’elle « a tendance à voir des couples homos » dans n’importe quelle histoire :

« Quand j’étais petite, ma mère me lisait La Petite Fadette, de George Sand, une histoire banale. J’avais 5-6 ans, et dans ma tête, je mettais ensemble les deux frères, alors que ça n’a pas été écrit comme ça. »

Comme des centaines de milliers de jeunes femmes à travers le monde, elle écrit des fanfictions, ces récits inspirés de livres, de BD, de films ou de séries, qui revisitent l’histoire originale à leur sauce – et celle-ci est souvent homosexuelle. « On arrive souvent au yaoi par les fanfics, souligne Valentine Tezier. Beaucoup arrivent avec Naruto ou Harry Potter », des œuvres qui ont inspiré un nombre incalculable de fanfictions, dont une grande partie, si ce n’est la majorité, intègre une relation gay dans l’histoire.

Quelques mangas « yaoi » édités par Taifu Comics. | Morgane Tual / Le Monde

« Les lectrices veulent des titres plus réalistes »

Certains codes du yaoi ont vécu, assure toutefois Guillaume Kapp, qui tient le stand de Taifu Comics, maison d’édition créée en 2004 et entièrement consacrée au yaoi, au yuri et au hentai (les mangas pornographiques). Une nouvelle génération d’auteurs remet le genre à plat et évacue les stéréotypes – « les traditionnels dominés et dominants, les relations un peu forcées qui se transforment en relations consenties... », décrit le jeune homme. « Les lectrices veulent aussi des titres beaucoup plus réalistes, elles veulent sortir des clichés. »

Guillaume Kapp travaille pour Taifu Comics, dont l’essentiel du catalogue est consacré au « yaoi ». | Morgane Tual / Le Monde

Des personnages moins androgynes émergent et les scénarios s’étoffent. Les genres aussi, qui ne se limitent plus à l’histoire d’amour, mais au thriller par exemple, avec In These Words. Beaucoup de mangas yaoi s’attaquent désormais à des sujets de société. « Certains parlent de violence conjugale (Love Whispers), d’homoparentalité (Ikumen After), d’autres de harcèlement scolaire. Il y a maintenant de très beaux titres très travaillés, avec des graphismes et des scénarios géniaux. »

« In These Words » fait partie de la nouvelle génération du « yaoi ». | TAIFU COMICS

Le genre attire peu de garçons (2 % des lecteurs chez Taifu Comics). « Que les personnages soient deux hommes, c’est une barrière pour certains », admet Guillaume Kapp, qui, « hétéro », dit se « retrouver dans ces titres » et a du mal à accepter que l’on se prive d’œuvres de qualité.

Cette réserve déteint sur la convention Y/Con, à laquelle certains jeunes bénévoles ont eu du mal à participer face aux réticences de leurs parents. « Je leur dis malgré tout de garder leur ouverture d’esprit, qui leur vient peut-être des fanfics et des mangas, insiste Valentine Tezier. Car au final, tout ça, ce n’est que de l’amour ! »

Le yaoi, un marché de niche en France

Le marché du yaoi en France « est un marché de niche », indique Guillaume Kapp, de la maison d’édition Taifu Comics. « Quand un yaoi fonctionne, on en vend entre 5 000 et 6 000 exemplaires », précise-t-il. Le marché se partage avec deux autres maisons d’édition, Boys’Love et Asuka, le label yaoi de l’éditeur Kaze. Taifu comics propose de son côté une centaine de titres yaoi, qui représentent la grande majorité de sa collection. Et qui intéressent « à 98 % » une clientèle féminine, indique M. Kapp. « Ces personnages assument leur côté féminin, et c’est compliqué de trouver ce genre d’homme dans la société. C’est peut-être pour ça que c’est un genre qui plaît beaucoup aux lectrices, analyse-t-il. Et puis il y a aussi sans doute une part de fantasme, celui de deux hommes ensemble : on le voit dans les fanfictions ! Pour les hommes, il y a bien le fantasme de voir deux filles ensemble, alors pourquoi pas l’inverse ? »