Match entre Nice et Lyon, à l'Allianz Riviera, le 20 novembre 2015. | BOUE SEBASTIEN / PRESSE SPORTS

C’est rarement pour assister à un match de football que l’on se rend à Saint-Louis (Haut-Rhin), label « ville fleurie », 20 000 habitants, quatorze lieux de culte et un aéroport international. Si toutefois des supporteurs s’aventurent dans cette ville frontière, c’est plus sûrement pour y dormir après un match à Bâle (Suisse), distante de sept kilomètres et habituée des soirées de ­Ligue des champions.

Aussi faut-il comprendre l’angoisse qui a saisi les élus haut-rhinois ces dernières semaines, à l’approche de la date fatidique du samedi 30 janvier, jour du match entre Saint-Louis Neuweg et Grenoble, pour le compte du championnat de CFA, la quatrième di­vision. Le Grenoble Foot 38 (GF38), ancien pensionnaire de Ligue 1, compte toujours de fidèles supporteurs malgré sa liquidation judiciaire en 2011. Bien plus qu’un club lambda de CFA, division qu’il domine aussi sur le terrain. Les « ultras » du Red Kaos 94 ont l’habitude de soutenir leurs joueurs à l’extérieur, même s’il faut pour cela s’infliger plusieurs heures de voiture.

Dans le Haut-Rhin, où les mots « rouge » et « chaos » n’ont jamais inspiré grand monde, la réputation du groupe est faite. Le 17 octobre 2015, avant le coup d’envoi de Mulhouse-Grenoble, une bagarre a opposé les supporteurs des deux clubs, aux idées politiques franchement opposées, provoquant l’intervention des forces de l’ordre. Fort de ce précédent et ­inquiet pour la tranquillité de ses concitoyens, le maire de Saint-Louis a demandé au préfet du Haut-Rhin d’interdire la venue des supporteurs grenoblois. Ce qui fut fait par ­arrêté en date du 18 janvier.

«  Il ne faut pas que l’interdiction soit un moyen de masquer l’incompétence »

Une mesure qui a irrité les Red Kaos 94 qui, s’indigne le manageur général du club, Max Marty, « ne sont pas une horde sauvage ». Le groupe, favorable à un déplacement encadré par les pouvoirs publics pour écarter le risque d’affrontement, résume crûment : « Les préfets n’ont plus envie de s’emmerder mais la question des libertés publiques se pose. » Le manageur général du GF38 déplore que « tout le monde se dédouane, se rassure, [et que] ça ne règle pas le problème ». Il s’en prend frontalement au préfet : « Il ne faut pas que l’interdiction soit un moyen de masquer l’incompétence. »

Le préfet, Pascal Lelarge, a appliqué une décision certes radicale mais en vogue ces dernières années. L’interdiction totale de déplacement est rare pour un match de quatrième division, mais d’autant plus justifiée selon le préfet : « Nos concitoyens ne comprendraient pas que l’on consacre des moyens extrêmement précieux pour un club amateur. »

De fait, les forces de l’ordre d’un département frontalier comme le Haut-Rhin sont en ce moment occupées à des tâches sensiblement plus importantes que l’encadrement de supporteurs, souligne-t-il : « En situation d’état d’urgence, nous avons beaucoup moins de moyens disponibles pour faire accompagner ce genre de fantaisies par les forces mobiles. »

Le procédé est symptomatique, dénoncent les supporteurs, de la tendance actuelle des pouvoirs publics : ne prendre aucun risque, quitte à brider la liberté d’aller et venir, pour une économie de moyens faible, puisque des policiers seront en nombre aux abords des stades pour faire respecter l’arrêté préfectoral.

Echec réel

Les « ultras » et la Division nationale de lutte contre le hooliganisme (DNLH), cellule du ministère de l’intérieur, se renvoient la responsabilité d’un échec réel : l’impossibilité de réunir dans un même stade des supporteurs à la rivalité plus ou moins avérée.

« L’objet aujourd’hui, c’est de ne pas prendre de risques », résume Antoine Boutonnet, chef de la DNLH. Cette saison, trente-et-un arrêtés ministériels et préfectoraux d’interdiction de déplacement ont déjà été pris, sans compter les mesures exceptionnelles décidées le mois ayant suivi les attentats du 13 novembre. C’est déjà deux fois plus que pour l’ensemble de la saison 2012-2013 et presque autant que la saison dernière (trente-trois).

Depuis la promulgation de l’état d’urgence, les pouvoirs publics «s’autorisent des arrêtés écrits n’importe comment et que tout le monde laisse faire en raison de l’état d’urgence », peste Pierre Barthélémy, avocat de l’Association ­nationale des supporteurs (ANS).

La contestation des arrêtés devant la justice administrative est désormais hebdomadaire, mais toujours perdante. Le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a par exemple validé le 16 janvier l’interdiction de déplacement des Rennais à Troyes – dont les supporteurs ne nourrissent aucune rivalité –, convaincu par l’argument préfectoral selon lequel « les forces de police [étaient] mobilisées pour la protection des soldes ».

Difficulté de dialoguer

L’avocat de l’ANS voit cependant dans les dernières décisions des tribunaux administratifs des motifs d’espoir pour l’avenir : « Les pouvoirs publics se sont tendu un piège en se fondant systématiquement sur l’état d’urgence. Une fois qu’il sera levé, les tribunaux pourraient demander qu’une autre solution que l’interdiction soit trouvée. » Sauf que le gouvernement devrait annoncer, mercredi 3 février, un projet de loi prolongeant l’état d’urgence de trois mois, le menant au-delà de la saison de Ligue 1.

Les lignes bougent, toutefois, à l’initiative de l’ANS, créée il y a dix-huit mois. « On essaye de jouer sur tous les fronts : les tribunaux, les dirigeants du football et les politiques, qui désormais nous entendent », explique son président, Pierre Revillon.

Il a même rencontré le commissaire Antoine Boutonnet mais le bilan tiré par les deux parties témoigne de la difficulté de dialoguer pour deux mondes ne parlant pas le même langage. Le chef de la DNLH a jugé « plutôt constructive » cette première entrevue. « Rien ne va évoluer, M. Boutonnet va poursuivre sa politique de répression », en a retenu l’ANS.

Le commissaire a néanmoins commencé à recevoir ces derniers mois les supporteurs de plusieurs clubs, lui qui semblait auparavant hostile au dialogue. « Lorsqu’on a encore les moyens humains d’encadrer les déplacements plutôt que de les interdire, on se permet de le faire, comme sur les PSG-Marseille ou Lyon - Saint-Etienne l’an dernier », insiste-t-il.

« Avec l’Euro qui arrive, on ne comprend carrément plus rien. Il aurait été cohérent de ne pas accueillir cette compétition, où des milliers de supporteurs plus difficiles à gérer que les nôtres seront dans nos stades  »

Un troisième acteur aimerait être davantage entendu : les clubs eux-mêmes. Bernard Caïazzo, président du conseil de surveillance de l’AS Saint-Etienne, ne cache pas son désarroi devant la situation qui prive ses joueurs de leurs supporteurs pour de nombreux matchs à l’extérieur. « Autant on peut comprendre, sans l’admettre, l’interdiction de déplacement à Lyon ou Paris pendant l’état d’urgence, autant on a beaucoup de mal à comprendre son aspect systématique. Et, avec l’Euro qui arrive, on ne comprend carrément plus rien. Il aurait été cohérent de ne pas accueillir cette compétition, où des milliers de supporteurs plus difficiles à gérer que les nôtres seront dans nos stades. »

Président du syndicat Première Ligue, rassemblant 19 des 20 clubs de Ligue 1, Bernard Caïazzo affirme que son sentiment est largement partagé par ses homologues et reproche aux pouvoirs publics de fuir leurs responsabilités : « C’est comme si l’on posait un problème au tableau aux élèves, [puis] qu’on prenait la brosse et qu’on l’effaçait afin qu‘il ne soit plus posé. »

Le dirigeant stéphanois estime qu’après l’Euro (10 juin-10 juillet) et le remplacement de l’ancien préfet Jean-Pierre Hugues, actuel directeur général à la Ligue de football professionnel (LFP) – « Nous avons besoin de quelqu’un de moins lié à l’administration » –, les dirigeants de club seront en mesure de peser davantage sur ce sujet.

« Cela n’a jamais été un sujet soulevé par les présidents de club en conseil d’administration. Les mesures sont prises habituellement après concertation avec eux », objecte la LFP. Sur la même ligne que le ministère de l’intérieur, la Ligue préfère elle aussi l’excès de prudence aux excès dans les stades : « Entre une tribune vide et une tribune où ont lieu des incidents, personne n’hésite plus, que ce soit les clubs, la Ligue ou les pouvoirs publics. Il y a aujour­d’hui une hyperréactivité citoyenne et mé­diatique qui fait que le coût social, comme le coût économique, est trop élevé pour prendre ce risque. »