Au Maroc, œil au beurre noir cherche poudre libre pour maquillage de violences
Au Maroc, œil au beurre noir cherche poudre libre pour maquillage de violences
Par Youssef Ait Akdim (contributeur Le Monde Afrique, Rabat)
Une émission diffusée sur une chaîne publique apprenait aux femmes à dissimuler les traces de coups, symptomatique du conservatisme des islamistes au pouvoir.
« La’akar’al khnouna ! », dit une expression marocaine intraduisible (littéralement « du rouge à lèvres sur de la morve »). Plus parlante, la version anglaise : « Lipstick on a pig », pour dire comment une réalité crue peut être embellie. Mercredi 23 novembre, la présentatrice de la matinale « Sabahiyat » de 2M, la deuxième chaîne de télé marocaine, a justement proposé une leçon d’embellissement et de « make up » aux femmes battues. Evoquant la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, l’animatrice a donné à ses « chères auditrices » des conseils pour masquer ecchymoses et hématomes à l’aide d’une palette de fards.
How to hide evidence of domestic abuse
Durée : 00:35
Lilia Mouline, l’une des figures de la chaîne, détaille ses gestes sur une cobaye en plateau : « Cette zone est sensible, n’appuyez pas, mais vous pouvez tapoter avec un petit pinceau. » Toute la game chromatique y passe. « Pour finir, appliquer de la poudre libre, qui est transparente, va fixer le maquillage pour votre journée au travail ou si vous avez des tâches à effectuer ». Si le fond de teint résiste, l’honneur est sauf.
« Erreur d’appréciation »
Ce dérapage télévisuel a déclenché une tempête de protestations au Maroc, notamment sur les réseaux sociaux, avant de tourner en boucle sur les médias internationaux. « On parle de nous dans le métro de Hongkong ! », se désole un internaute. Prenant la mesure de l’indignation, la chaîne a réagi via un communiqué sur sa page Facebook, présentant ses « excuses les plus sincères pour cette erreur d’appréciation », mais seulement après avoir souligné son « engagement depuis vingt-sept ans en faveur de la défense des droits de la femme ».
Des sanctions ont été promises contre les responsables de l’« erreur d’appréciation » et le communiqué a été lu lors du journal télévisé du soir.
La bourde serait peut-être passée inaperçue sur une obscure chaîne d’un bouquet satellite, mais 2M est une chaîne publique, la plus regardée du royaume. Détenue majoritairement par l’Etat, elle attire une large audience grâce à une programmation généraliste faisant la part belle aux feuilletons populaires (y compris des telenovelas doublées en darija, l’arabe marocain), aux émissions d’actualité et au divertissement. De plus, la chaîne se targue d’être à l’avant-garde sur les problématiques et sujets de société, ce qui la met souvent en porte-à-faux avec le courant islamiste.
62,8 % des femmes victimes de violences
Les violences contre les femmes sont un phénomène massif au Maroc. En 2010, le Haut Commissariat au plan révélait que 62,8 % des femmes âgées de 18 à 65 ans avaient subi un acte de violence sous une forme ou une autre durant les douze mois précédant l’enquête. 23 % des femmes disent avoir subi un acte de violence sexuelle au cours de leur existence, 55 % ont indiqué être victimes de violences dans un cadre conjugal et 35 % ont déclaré des violences physiques.
Ces chiffres sont très élevés. A titre de comparaison, l’Observatoire français des violences faites aux femmes estime que 223 000 femmes en France sont victimes chaque année de violences conjugales sous ses formes les plus graves, soit 1 % de la population de référence. Et surtout, au Maroc, la loi du silence atteint des proportions abyssales. Le même rapport précise que la violence conjugale n’est rapportée à une autorité compétente que dans 3 % des cas. Même quand les forces de sécurité sont sollicitées, 25 % des plaintes se soldent par le seul établissement d’un procès-verbal, et 38 % par la conciliation entre les conjoints et la renonciation à la poursuite. Seul 1,3 % des coupables désignés sont arrêtés.
Adoptée en 2011, la nouvelle Constitution marocaine prône l’égalité et prohibe toutes les formes de discriminations, prévoyant même des mécanismes de lutte contre la violence, qui restent à adopter. « Malheureusement, toutes les avancées concernant les droits des femmes sont menacées par la montée des conservateurs lors des législatives en 2011 et reconduits en 2016 », s’inquiète Ilhame Ouadghiri, présidente d’Initiatives pour la protection des droits des femmes. Cette ONG gère depuis 2009 le centre d’accueil et d’orientation Batha à Fès, qui accompagne des femmes victimes de violences.
Ministre anti-féministe
Mme Ouadghiri juge « scandaleuse » l’émission télévisée de 2M : « Il est surréaliste que la banalisation de la violence de genre en arrive là. » Elle réserve cependant ses critiques les plus acerbes à la ministre de la solidarité, de la famille et de la femme, l’islamiste Bassima Hakkaoui, qui est aussi porte-parole par intérim du gouvernement. Figure de proue de l’opposition à la nouvelle Moudawana, une réforme libérale du Code de la famille imposée par le roi Mohammed VI en 2004 contre une opinion largement conservatrice, Mme Hakkaoui continue de ferrailler avec les féministes depuis son entrée en gouvernement en janvier 2012.
« Tout le travail de la société civile est aujourd’hui menacé par un gouvernement conservateur à majorité islamique et où le compromis politique semble se faire au dépend des droits des femmes », dénonce la responsable d’ONG, qui parle de régression depuis cinq ans. Et d’ajouter : « Quand le premier ministre Abdelilah Benkirane assure que les femmes sont des lustres et que leur place est à la maison, les partis politiques ne réagissent même pas ! »
Comme la majorité des représentants de la société civile, elle s’agace de n’avoir pas été associée au projet de loi contre les violences faites aux femmes, qu’elle a découvert « dans les médias », et dont elle critique toute la philosophie : « Contradiction des approches adoptées, absence de la dimension de genre, lien exclusif établi entre les femmes et les enfants, confusion des registres de la prévention, de la protection et de la prise en charge des victimes. » La liste n’est pas exhaustive. La ministre Bassima Hakkaoui, elle, n’a pas souhaité réagir à cette mise en cause.
Un exemple récent de l’ambiguïté et du conservatisme qui dominent est le slogan choisi en cette fin d’année 2016 par le gouvernement islamiste pour la campagne nationale de lutte contre les violences : « La violence contre les femmes est méprisable. Les respecter est preuve de virilité. » Pas sûr que l’argument soit repris par les féministes.