Noir et blanc léché, cordes vibrantes en fond musical, course-poursuite haletante dans un décor d’aéroport, gros plans hitchcockiens sur les visages effrayés de Freida Pinto et Allison Williams… Le nouveau film de l’Américain David O. Russell (Happiness Therapy, Fighter) n’a pas été présenté en avant-première sur les hauteurs hollywoodiennes, mais à Milan, lors de la semaine de la mode qui s’est tenue fin septembre – des extraits ont été projetés pendant le défilé Prada. Depuis mi-novembre, Past Forward est visible en intégralité (le film dure quatorze minutes) sur le site de la maison italienne. Ce n’est ni tout à fait un court-métrage de fiction, ni tout à fait une publicité, plutôt un objet cinématographique non identifié avec placement de produits.

À chaque marque son réalisateur

Gageons que ce type de films portera bientôt un nom, tant l’industrie s’attache à le développer : Prada en finance de façon épisodique depuis 2012 ; Kenzo, un par saison depuis l’an dernier. Cet automne, les mastodontes Burberry et Moncler, comme le jeune label britannique Grace Wales Bonner, ont rejoint le mouvement.

« The Tale of Thomas Burberry », d’Asif Kapadia pour Burberry, avec l’actrice Sienna Miller et sa consœur « instagrameuse » Lily James. | Burberry

Si le secteur du luxe n’a pas attendu les années 2010 pour sous-traiter ses publicités à Darren Aronofsky – le réalisateur de Black Swann a signé le film pour le parfum La Nuit de l’Homme d’Yves Saint Laurent – ou à Martin Scorsese (Bleu de Chanel), depuis quelques saisons les formats mutent. Balayés, les bons vieux spots sans dialogue, avec égérie maison, zoom grossier sur le produit à acquérir et rappel de la marque en voix off. Désormais, l’artistique prime sur le publicitaire : le cinéaste préside à l’écriture du scénario, a l’œil sur le casting et réalise le film ; la marque, qui n’apparaît qu’au générique, joue surtout les costumiers.

Dans That One Day, le dernier court-métrage de Miu Miu, le pionnier du genre, tous les personnages sont habillés par la griffe. « Pour le reste, on m’a laissé une liberté totale, assure la réalisatrice Crystal Moselle. J’ai choisi des actrices inconnues, un groupe d’amies que j’ai rencontrées dans un train à New York. Miu Miu a simplement incorporé ses vêtements à l’histoire. » Portrait sensible d’un groupe de skateuses affranchies, le film épouse à merveille le pedigree féministe de la maison.

Miu Miu ne sollicite que des femmes du cinéma d’auteur, comme Crystal Moselle réalisatrice de « That One Day ». | Brigitte Lacombe

Ce qui n’est pas un hasard, les marques faisant appel à des réalisateurs jugés compatibles avec leur identité. Ainsi, Miu Miu ne sollicite que des femmes du cinéma d’auteur (Zoe Cassavetes, Agnès Varda, Naomi Kawase), Prada favorise les poids lourds, comme Roman Polanski, tandis que Kenzo leur préfère des talents plus underground, comme Gregg Araki (révélé par Nowhere) ou l’actrice et musicienne Carrie Brownstein. Moncler a récemment choisi Spike Lee, dont le film Brave, un hommage musical et moite à New York, coïncide avec l’ouverture d’une boutique sur Madison Avenue.

Certaines marques préfèrent des talents plus underground comme Moncler qui a choisi Spike Lee et son « Brave ». | Moncler

« L’industrie automobile a été la première à accorder un budget à des cinéastes pour qu’ils tournent des courts-métrages », rappelle Jean-Noël Kapferer, chercheur à l’Inseec Luxury Institute. Depuis 2001, BMW a par exemple collaboré avec Ang Lee, Wong Kar-wai et Alejandro González Iñárritu. Ce spécialiste des marques n’est pas surpris que la mode ait emboîté le pas à l’automobile : « En travaillant avec des grands noms du septième art, les maisons de luxe prouvent qu’elles demeurent haut de gamme et qu’elles sont capables de se renouveler. En outre, la publicité classique que l’on impose par l’intermédiaire d’un spot télévisé ou d’une page de magazine est devenue obsolète. »

« Ces fictions courtes avec placement de produits constituent une façon moins agressive d’inviter les internautes à entrer dans leur univers. » Jean-Noël Kapferer, chercheur

À l’heure où les consommateurs sont libres de consulter les contenus qu’ils souhaitent sur YouTube, Instagram ou Facebook, les marques préfèrent dépenser des millions dans la production d’un film que dans des campagnes d’affichage et des annonces dans la presse. « Ces fictions courtes avec placement de produits constituent une façon moins agressive d’inviter les internautes à entrer dans leur univers », décrypte Jean-Noël Kapferer. Elles présentent aussi l’avantage d’élargir le public cible aux fans des cinéastes, transformés de facto en acheteurs potentiels. « En ligne, tous – la marque, le réalisateur, les acteurs – ont déjà leur propre audience auprès de laquelle ils vont communiquer », explique Brian Phillips, qui produit les films Kenzo. Burberry l’a bien compris. Au casting de The Tale of Thomas Burberry, biopic aux allures de bande-annonce réalisé par Asif Kapadia (Amy), figure la jeune Lily James, dix films au compteur et un demi-million d’abonnés Instagram.

« The Realest Real » de Carrie Brownstein pour Kenzo. | Kenzo

Regardés, likés, partagés, ces formats inédits ont une durée de vie plus longue que les publicités papier ou télévisuelles associées à la sortie d’un produit. Il arrive même qu’ils soient présentés lors de festivals ou rediffusés en salle. Saison après saison, les collections passent, l’objet cinématographique demeure. Alors que Miu Miu et Kenzo préparent leurs prochains courts-métrages pour le printemps-été 2017, les enseignes de prêt-à-porter se mettent, elles aussi, à investir le créneau : H&M vient de sortir un film réalisé par Wes Anderson, avec Adrian Brody.

Par Valentine Pérez