LES CHOIX DE LA MATINALE

La « pile à lire » n’est pas près de désemplir ! Au menu cette semaine, une biographie de Dostoïevski, signée Joseph Frank, un dialogue entre Erri De Luca et son fils imaginaire, une plongée dans la jungle du Paraguay, avec le docteur Förster et son épouse Elisabeth Nietzsche – la sœur de –, qui rêvent d’une « Nueva Germania » résolument aryenne, un témoignage sur la vie à Varsovie sous le joug soviétique et un premier roman qui fait la part belle à la photographie.

TÉMOIGNAGE. « Journal 1954 », de Leopold Tyrmand

« J’ai tant de choses intéressantes à dire, me semble-t-il, et personne pour les écouter. En sera-t-il toujours ainsi ? » Par ces mots, l’écrivain, scénariste et jazzman polonais Leopold Tyrmand (1920-1985) exprime ses doutes sur l’utilité de ce journal intime couvrant les trois premiers mois de l’an 1954. Staline est mort l’année précédente, mais la Pologne achève encore sa mise au pas sans que nul dégel ne se profile. Publié en 1979, ce texte dense se révèle un témoignage exceptionnel de lucidité sur le régime, cruel et médiocre, mais aussi sur la richesse de la vie culturelle souterraine.

Pour le diariste, ces pages sont un espace de liberté autant que des compagnes de misère. La fermeture du dernier organe de presse à la fois libre et légal, Tygodnik Powszechny, l’a en effet réduit à une précarité oppressante. A 34 ans, elle lui donne le sentiment que le « socialisme » a gâché pour toujours son existence, comme celle de ses contemporains, prisonniers du rideau de fer.

Doté d’un solide sens de l’humour et de l’autodérision, Tyrmand demeure drôle dans la peinture de ce « déclin civilisationnel ». Tout en déplorant le viol de son propre horizon littéraire par la politique, il n’en cherche pas moins obsessionnellement à percer les causes qui ont engendré le communisme. Le gangstérisme et une propension au mal inhérents à la nature humaine en sont responsables plus que les affrontements sociaux, dit-il, dans une explication courte, peut-être, mais qui mesure la souffrance des peuples. Nicolas Weill

« Journal 1954 » (Dziennik 1954), de Leopold Tyrmand, traduit du polonais par Laurence Dyèvre, Noir sur blanc, 560 pages, 26 €.

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ROMAN. « Nietzsche au Paraguay », de Christophe et Nathalie Prince

Virginio Miramontes, un ancien capitaine de l’armée paraguayenne blessé par des Indiens lors d’une mission, est recueilli par une communauté agricole en 1888 : une dizaine de familles allemandes isolées en pleine jungle.

A sa tête, parcourant la colonie à cheval, l’illuminé docteur Förster. Avec son épouse, Elisabeth Nietzsche (1846-1935), la sœur du célèbre philosophe, il a débarqué deux ans plus tôt afin de créer une « Nueva Germania », une « nouvelle Allemagne », résolument aryenne.

Or les plantes ne poussent pas, les bêtes dépérissent. Frappées par la famine et les épreuves, les familles commencent à déserter et Virginio Miramontes est témoin du naufrage, jusqu’à la chute de son gourou dans un bordel de San Bernardino…

Alors que ce microcosme entouré de barbelés vit ses derniers mois, Elisabeth Nietzsche reçoit des lettres de son frère, qui s’enfonce dans une radicale solitude. Le récit romancé de ces aventures de l’esprit, aux antipodes l’une de l’autre, l’une dionysiaque, l’autre haineuse et annonciatrice de la barbarie nazie, captive doublement. Macha Séry

« Nietzsche au Paraguay », de Christophe et Nathalie Prince, Flammarion, 384 pages, 19,90 €.

BIOGRAPHIE. « Dostoïevski. Un écrivain dans son temps », de Joseph Frank

Dix ans après la mort de Fiodor Dostoïevski (1821-1881), parut la première biographie de l’écrivain. Depuis, le flot n’a pas tari.

La somme qui paraît aujourd’hui, signée Joseph Frank, est un véritable ouvrage de référence. L’auteur s’efforce de montrer l’enracinement de ces écrits qui bravent le temps dans une époque concrète, celle de la Russie de la seconde moitié du XIXe siècle. L’immense documentation réunie permet au biographe de restituer la vie de l’écrivain en se servant du prisme historique, qui en fait jaillir un faisceau de sens.

La vie de Dostoïevski, publique et privée, ne fut pas moins tourmentée que son époque. Les fractures ne manquèrent pas, avec, en premier lieu les années 1849-1855, où le jeune homme épris d’idées radicales fut condamné à la peine capitale pour participation à un complot politique puis, devant le peloton d’exécution, vit sa peine commuée en déportation dans un bagne sibérien. Une dégringolade sociale qui fut le point de départ d’une ascension spirituelle vertigineuse : Dostoïevski en sortira transfiguré. Mais qui contribua aussi à accentuer son instabilité psychique.

Au centre de la vision mouvante de l’écrivain se dresse tel un rocher son pays, la Russie. Elle est décrite tantôt comme « un pays en bois, misérable et dangereux » (dans Les Démons, 1871), tantôt comme le berceau d’un peuple élu, qui « porte en son âme ce penchant à l’universelle résonance et à l’universelle consolation » (dans le Journal d’un écrivain, 1876). Entre les deux se trouve le massif fantasmagorique des écrits, à travers lequel Joseph Frank nous guide d’un pas à la fois sûr et mesuré. Elena Balzamo

« Dostoïevski. Un écrivain dans son temps » (Dostoevsky. A Writer in His Time), de Joseph Frank, avec Mary Petrusewicz, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Ricard, Les Syrtes, 984 pages, 33 € (en librairie le 21 février).

RÉCIT. « Le Tour de l’oie », d’Erri De Luca

Cent soixante pages pour une existence si riche, engagée, exposée : voici une autobiographie miniature – autant dire un timbre-poste –, mais ciselée, élégante, tout en retenue, sobre et modeste, à l’image de son auteur. C’est sous forme de dialogue qu’elle lui est venue, Erri de Luca s’entretenant avec un absent, un fils imaginaire, peut-être l’avatar d’une conscience qui tour à tour lui répond, objecte, réfute, doute. Et qui finira d’ailleurs par se fondre en lui.

Comme souvent chez Erri de Luca, l’art de la formule domine. Ses parents : « Maman était réelle, quotidienne, [mon père] sporadique, prestidigitateur de sa présence. » L’écriture : « Une activité avec laquelle je me tiens compagnie de la meilleure façon. » La guerre : « L’humanité contre elle-même, par anéantissement. La volonté de rester en petit nombre, pour la satisfaction des survivants. » L’écrivain : « Un multiplicateur de ce qu’il reçoit. » Naples : une ville où « on est aussi impitoyable avec les défauts qu’on est clément avec les vices ».

C’est simple, limpide, profond, poétique et plein d’oxygène. Même les non-inconditionnels d’Erri de Luca devraient essayer. Ils pourraient cette fois être touchés. Florence Noiville

« Le Tour de l’oie « (Il giro dell’oca), d’Erri De Luca, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, « Du monde entier », 164 pages, 16 €.

ROMAN. « Antonia, Journal, 1965-1966 », de Gabriella Zalapi

Premier roman de Gabriella Zalapi, Antonia se présente comme le journal, tenu entre 1965 et 1966, d’une femme de 29 ans, appartenant à la haute société palermitaine, et descendant d’une famille cosmopolite qui lui fit passer sa jeunesse entre l’Angleterre, les Bahamas, l’Autriche, la Suisse et l’Italie.

Epouse malheureuse, mère maladroite, elle hérite des cartons d’archives de Nonna, sa grand-mère paternelle, parmi lesquels elle puise la dizaine de photos qu’elle insère dans ses écrits. Au côté des autres souvenirs de Nonna, elles participent au retour sur sa propre histoire qu’effectue Antonia au fil de son journal, reliant les scènes et les éléments de son passé entre eux jusqu’à dissiper la brume de sa mémoire, donner une « forme » à son histoire, et trouver la voie de son émancipation.

La splendeur hypnotisante et statique de ces photos ouvre des interrogations jamais appuyées sur ce que disent ou cachent les images et les souvenirs, en même temps qu’elle semble répondre au talent de l’auteure à créer ces autres images que sont les métaphores. Ce court roman, où les photos agrandissent l’espace de la fiction ouvert par l’écriture, constitue une très belle entrée en littérature. Raphaëlle Leyris

« Antonia. Journal 1965-1966 », de Gabriella Zalapi, Zoé, 112 pages, 12,50 €.