A Kinshasa, chacun prépare son « 19 décembre »
A Kinshasa, chacun prépare son « 19 décembre »
Par Joan Tilouine (Kinshasa, envoyé spécial)
Riches ou pauvres, les quartiers de la capitale sont suspendus à la date de la fin du second mandat de Joseph Kabila, qui a habilement fait glisser la présidentielle à avril 2018.
C’est un taudis verdoyant dans un de ces gigantesques bidonvilles de Kinshasa, au bord du fleuve Congo, recouvert de plantes et de fleurs. On y accède en empruntant une allée de détritus recyclés. La maison de Paulin « l’écolo » détonne dans ce paysage de misère menacé par la montée des eaux du fleuve et les pluies nocturnes balayant des maisons de fortune aux toits corrodés. Pour vivre, ce chômeur bardé de diplômes cultive un petit potager dans les marécages et se transforme en mécanicien ou en pêcheur pour assurer un repas quotidien à ses six enfants. A 49 ans, Paulin préfère tourner ses yeux remplis de tristesse vers le fleuve plutôt que de voir ce champ de maisons délabrées où survivent des millions d’âmes. Il s’est installé au bout de Kingabwa, quartier défavorisé de la commune de Limete, après que son patron indien a fui le pays à la suite des violences survenues au lendemain de la première élection libre, en 2006. Dix ans plus tard, Joseph Kabila s’accroche au pouvoir et rien n’a changé d’autre que la colère qui monte en même temps que les eaux dans les quartiers pauvres de la capitale.
Article constitutionnel imaginaire
La date butoir approche et pourrait, veut-il croire, changer son destin et celui de la République démocratique du Congo (RDC). Le « 19 », un chiffre devenu un symbole, un fantasme, un rêve ou une crainte. « On est prêt à libérer le Congo et je suis optimiste car je vois des Congolais déterminés à combattre pour le changement, la démocratie et des vies meilleures. On souffre trop », dit Paulin qui sourit lorsqu’on pointe son tee-shirt à l’effigie de Denis Sassou-Nguesso, qui dirige d’une main de fer, depuis trente-deux ans, le Congo-Brazzaville, de l’autre côté du fleuve. « Moi, je prends le tee-shirt, sans faire attention à ce qu’il y a dessus ».
Un Kinois assoupi sur le portrait de l’ancien président Laurent-Désiré Kabila, assasiné en 2001. Son fils, Joseph Kabila lui a succédé. | Guillaume Binet / MYOP
Le 19 décembre, le second mandat du président Joseph Kabila s’achève sans que de nouvelles élections aient été organisées. Cette date tient donc en haleine le plus grand pays d’Afrique. L’on redoute ou l’on espère des manifestations.
A commencer par Kinshasa, mégapole déglinguée dont nul ne parvient à compter les habitants. Sans doute plus de 12 millions, qui luttent dans un environnement impitoyable pour gagner quelques francs congolais pour les uns ou des millions de dollars pour les autres. Tout se paie, se négocie, s’arrache, dans cette capitale d’un pays ravagé par les guerres, les crises économiques, la prédation d’hommes d’affaires et de chefs de milices obsédés par les minerais. Il y a une énergie propre à Kinshasa, où règne un capitalisme sauvage, une créativité et un sens certain de la survie. Car un autre chiffre, le « 15 », désigne l’article imaginaire d’une Constitution qui enjoindrait les Congolais de se débrouiller pour survivre. Riches et pauvres suivent à la lettre cette légende constitutionnelle dans une ville où l’économie échappe à toutes les statistiques et analyses.
« Reprenez Kabila »
Pendant que Joseph Kabila manœuvre, face à une opposition fissurée, pour se maintenir au pouvoir jusqu’à sembler consentir à l’organisation d’une élection en avril 2018, des millions de laissés-pour-compte rêvent de peser sur l’Histoire le « 19 ». En bottes et débardeur recouvert de boue, Noël, un voisin de Paulin surgi des eaux puantes d’où il extrait du sable, ne cesse d’y penser. Ce colosse de 34 ans aux yeux rougis par le whisky frelaté a vécu dix-huit ans à Brazzaville, d’où il a été expulsé avec femme et enfants comme des milliers d’autres kinois. Depuis cinq ans, il « souffre » à Kingabwa. « J’ai l’habitude de souffrir mais là, c’est trop. Les politiciens au pouvoir nous laissent mourir dans la misère, nous font du mal, gardent tout l’argent et nous laissent même pas des miettes, dit-il en faisant de grands gestes comme s’il se battait avec les esprits. Que les Occidentaux nous rendent Bemba, ils n’ont qu’à soutenir Tshisekedi ou Katumbi. Reprenez Kabila, qu’il parte loin du Congo. On est des millions à penser ça. »
Jean-Pierre Bemba, l’ancien vice-président toujours très populaire à Kinshasa et dans certaines provinces du pays, aurait sans doute été le principal challenger de Joseph Kabila s’il n’avait été condamné en juin par la Cour pénale internationale à dix-huit ans de prison pour « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité » puis en septembre pour subornation de témoin. Moïse Katumbi, l’ancien gouverneur de l’ex-province du Katanga, a lui quitté le pays après avoir été accusé d’avoir recruté des mercenaires américains et condamné à trois ans de prison dans une affaire de spoliation d’immeuble exhumée par le pouvoir. Son allié de circonstance, l’opposant historique Etienne Tshisekedi, 83 ans, a une santé fragile mais reste inflexible, officiellement du moins, sur l’idée d’un dialogue avec Joseph Kabila. Le « sphinx de Limete » s’est néanmoins rendu le 6 décembre au siège de la Conférence épiscopale nationale du Congo où s’est ouvert deux jours plus tard le dernier épisode du « dialogue » entre le pouvoir et l’opposition.
Au siège du parti du leader de l'opposition Etienne Tshisekedi, onze jours avant la fin du mandat de Kabila qui prend fin le 19 décembre. | Guillaume Binet / MYOP
Paulin et Noël s’étaient joints à la foule venue l’accueillir à Kinshasa le 27 juillet, de retour de Belgique où il était resté deux ans pour des soins. La capitale congolaise est son fief. Sa capacité de mobilisation dans les quartiers populaires y est aussi certaine que l’habileté de Joseph Kabila à diviser l’opposition. Alors, dialogues informels, médiations officielles, négociations politiques, deals financiers secrets, alliances et trahisons se poursuivent sur la scène de la grande comédie politique de Kinshasa. Impossible de ne pas penser à l’écrivain congolais In Koli Jean Bofane qui a décrit à merveille les cercles du pouvoir et le culte de la débrouille dans Mathématiques congolaises (Actes Sud, 2011), un roman qui pourrait être un manuel de sciences politiques et de survie à Kinshasa.
« Prêt à tout »
« Joseph Kabila est très très fort, plus fort que les opposants. » Visage de félin, cheveux longs, regard perçant, Ali ne se soucie ni du 19 décembre, ni de la montée du fleuve, ni de la misère qui l’entoure. A quelques centaines de mètres de chez Paulin et Noël, il coule ses journées « à ne rien faire dans le meilleur pays d’Afrique », tout en se vantant d’être proche de la famille du président et de fréquenter le tout-Kinshasa. A bord de sa voiturette de golf, ce quadra libanais arrivé à Kinshasa en 1992 après avoir vécu à Luanda, joue au gardien d’une frontière entre deux mondes. Parfois, il se met à brailler en lingala et jette des billets de 500 francs congolais aux enfants miséreux qui s’arrêtent, effrayés, à la lisière de sa propriété, au bout d’une rue bordée de bidonvilles.
Du côté d’Ali, c’est la sécurité, l’électricité, des routes impeccables empruntées par le Hummer du coach des Léopards, l’équipe nationale de football… Bienvenue à la « Cité du fleuve », un projet immobilier de lotissements à près de 2 000 euros le mètre carré bâtis sur des marais à Kingabwa et qui devrait s’étendre sur des centaines d’hectares. « Le 19, c’est la dernière légende congolaise, mais le pouvoir a tout prévu. Ici, c’est Kinshasa, l’argent achète tout et quand tu serres la main, tu vérifies que t’as toujours tes doigts », dit Ali avec l’assurance de celui qui croit détenir tous les secrets du pouvoir. Mais, dans les bidonvilles, nombreux sont ceux qui veulent lui faire la peau, lui reprochent sa brutalité et lui réclament des mois de salaires impayés. « Son heure viendra », entend-on.
Dans la « Cité », innondée par des pluies torrentielles. | Guillaume Binet / MYOP
Lames de rasoir, couteaux et haches
Plus au sud, dans la bouillonnante commune de Matete, une grappe de jeunes retient l’attention. Pas seulement par leurs vêtements excentriques, leurs dreadlocks jaune fluo et leurs tatouages qui rappellent, pour certains, les visages des gangs maras du Salvador. Tout le monde semble les connaître et même les apprécier. Des vieux s’arrêtent pour les saluer comme on le fait pour des protecteurs. Les petits vendeurs de rue sont à leurs ordres. De charmantes jeunes filles entourent ces lascars d’Afrique centrale. Ce sont des kuluna, comme on appelle ici ces marginaux mués en violents criminels redoutés pour leur brutalité et leur aisance à manier la lame. Eux sont des membres de l’« écurie » CNPP, un nom de gang qui fait référence à l’hôpital psychiatrique de Kinshasa.
Comment perçoivent-ils le « 19 », ces petits gangsters aux poches débordant de lames de rasoir et de couteaux, machettes dans le sac à dos ? Ils sont parfois sollicités par des politiques pour renforcer les manifestants. « Si on vole, pille, agresse, c’est pour survivre et exprimer notre haine du pouvoir. L’actuel président ne nous aime pas, le pays doit changer, il faut le confier au vieux [Tshisekedi] qui ne cherchera pas à s’enrichir, dit Général 120, le chef de l’« écurie » CNPP. Si rien n’est fait le 19, ça va barder dans les quartiers et on est prêt à descendre en ville, on est prêt à tout. » Parole de kuluna.
Dans un quartier populaire de Kinshasa, traversé par la voie ferrée qui relie la capitale à Matadi. | Guillaume Binet / MYOP
Sauf que, du côté du pouvoir, on se dit aussi « prêt à tout » pour empêcher l’insurrection dont rêvent les quartiers populaires. Les forces armées ont démontré de quoi elles étaient capables lors des précédentes manifestations et de la tristement célèbre opération « Likofi » (« coup de poing », en lingala) menée entre novembre 2013 et février 2014 pour nettoyer la ville des kuluna. Le « nettoyage » avait plus de 50 morts, ce qui a récemment valu à plusieurs hauts gradés, dont le général Célestin Kanyama, chef de la police de Kinshasa, d’être placés sur la liste des sanctions américaines.
La « république de La Gombe »
Chaque matin à l’aube, des milliers d’habitants des quartiers pauvres de la « Cité » affluent vers la « ville ». Ils marchent des dizaines de kilomètres ou s’engouffrent dans des « esprits de mort », ces minibus Volkswagen délabrés qui cahotent sur des rues pour rejoindre le boulevard du 13-Juin, principale avenue de la « ville », la commune de Gombe. Là, ils proposent leurs services de manutentionnaires, font du petit business de vente de produits en tout genre ou n’importe quel petit boulot leur permettant de rentrer avec quelques dollars dans leur quartier pauvre.
Au centre-ville de Kinshasa. | Guillaume Binet / MYOP
« La Gombe, c’est un autre monde », soupire le vieux Mboyo Zeka, un porteur de marchandises du port, sans travail depuis huit mois. Lui ne s’y rend plus la journée tant il s’y sent mal à l’aise, « inférieur, honteux » face à tant de richesse, de pouvoir. Alors, il reste dans son bidonville boueux de Pakadjuma, dans la commune de Limete non loin de Kingabwa, à végéter sur des planches de bois qui font office de lit où il dort avec son épouse et ses quatre enfants. Leur repas du jour est un petit sachet plastique rempli de quelques nouilles chinoises. « Je meurs chaque jour, spirituellement et moralement, et ce n’est pas le 19 et leur politique qui pourra me ranimer », lâche-t-il en observant les wagons chargés de conteneurs qui avancent péniblement sur la voie ferrée qui mène au port de Matadi, à 460 km. Ses voisines sont des jeunes filles mal maquillées et shootées, le regard vide et le sourire forcé.
Ces dames vivent entassées dans des taudis exigus spécialement aménagés. « Elles valent 1 000 francs », persifle un jeune homme moqueur. Parmi elles, il y a Laetitia, 22 ans, ravagée par la prostitution qui lui a ôté sa beauté et ses rêves « de devenir médecin ou de rencontrer un américain riche ». La Gombe lui semble loin, inaccessible. Pas de travail ni même de place pour elle dans cette enclave prospère, le territoire des hommes politiques, diplomates, fonctionnaires de l’ONU, banquiers et autres businessmen.
Dans cette petite commune, ancien quartier colonial, les villas et appartements se négocient plus cher qu’à Paris ou à Londres. Les grandes figures de la vie publique, du pouvoir comme de l’opposition en détiennent par dizaines lorsque ce ne sont pas des immeubles ou des quartiers entiers. Ici aussi, il faut néanmoins se débrouiller pour combler l’absence de services de l’Etat. Par exemple, les générateurs avalent 4 000 dollars de carburants par mois et certains n’ont d’autres choix que de payer de leur poche la construction de route pour faciliter l’accès à leur demeure.
L’immobilier, refuge pour le blanchissement de commissions
Malgré cette période de crise politique et de fort ralentissement économique, le marché de l’immobilier explose. « 19 décembre ou pas, je n’ai jamais vendu autant d’immeubles et d’appartements qu’en cette fin d’année, se réjouit un homme d’affaires. Certains n’ont plus confiance dans les banques, d’autres blanchissent des commissions qu’ils ne peuvent pas placer sur les marchés financiers sans se faire épingler et l’immobilier est devenu la valeur refuge car les prix ne peuvent que grimper encore et encore. »
Dans une rue du centre-ville de Kinshasa. | Guillaume Binet / MYOP
Le 19 décembre ? « Rien ne se passera ici », assurent les privilégiés de la Gombe. Mais on ne sait jamais, alors personne ne parle en son nom. Et nombreux sont ceux qui ont prévu de célébrer les fêtes de fin d’année en Angola, en Afrique du Sud, au Kenya ou en Europe. « Pour les enfants, ce sera plus gai à l’étranger », glisse un banquier congolais. Entre le 13 et le 20 décembre, tous les vols internationaux au départ de Kinshasa affichent complet. Plusieurs ambassades occidentales ont annoncé l’évacuation de leurs employés et exhortent leurs ressortissants à quitter le territoire. Après avoir tenté, en vain, d’œuvrer au dialogue entre le pouvoir et l’opposition, les diplomates occidentaux multiplient les communiqués de mise en garde et distribuent des sanctions contre les responsables sécuritaires du régime en place. Pas de quoi infléchir les positions du pouvoir ni perturber l’activité qui suit son cours dans les rues agitées de la « La république de La Gombe ». « On ne va pas attendre que les politiques parviennent à un accord. L’économie est ralentie, mais le secteur privé continue de tourner sans dépendre du politique, as usual à Kinshasa », s’amuse un patron congolais.
Commune la plus peuplée de Kinshasa le jour, La Gombe se vide de sa main-d’œuvre populeuse qui part retrouver la « Cité » en fin d’après-midi. Puis, à la nuit tombée, ses avenues rectilignes et ses ruelles deviennent le terrain de jeu d’une élite jeune et décomplexée qui s’enivre, comme pour oublier, dans les bars et clubs branchés autour de tables encombrées de milliers de dollars en bouteilles de champagne. Paulin, Noël et les autres, eux, sont plongés dans l’obscurité d’une mégapole de survivants. En attendant le 19 décembre.