Jeux vidéo : « The Last Guardian », le classique hors d’âge
Jeux vidéo : « The Last Guardian », le classique hors d’âge
Par William Audureau
Après dix ans d’attente, le « Miyazaki du jeu vidéo », Fumito Ueda, accouche d’une aventure qui reste durablement en mémoire.
Le jeune héros et son compagnon Trico, l’aigle-chat géant. | Sony
Il existe quatre grandes catégories de cognac. VS (Very Special), VSOP (Very Special Old Pale), et XO (Extra Old) correspondent aux liqueurs respectivement vieillies moins de deux ans, moins de quatre ans, et plus de six ans. La quatrième est la plus prestigieuse, la plus chère, et la plus goûtée des connaisseurs : c’est celle des hors d’âge, ces cuvées qui ont mariné durant au moins dix ans dans leur fût avant d’être mises en bouteille.
Si The Last Guardian était une eau-de-vie de vin, c’est à celle-ci qu’il appartiendrait, et c’est ainsi qu’on le traiterait. Ce jeu vidéo, nimbé d’une aura de culte avant même sa sortie, a été lancé dans le commerce mercredi 7 décembre sur PlayStation 4, après une décennie de fabrication ardue et sophistiquée.
The Last Guardian - E3 2016 Trailer | PS4
Durée : 01:56
A sa tête, Fumito Ueda, créateur perfectionniste et entêté, « vidéoculteur », comme il existe des viticulteurs, qui à chacune de ses rares récoltes – Ico en 2001, Shadow of the Colossus en 2005, maintenant The Last Guardian – apporte un supplément d’âme qui fait leur saveur et leur puissance.
Trico, monstre d’animation
The Last Guardian raconte le périple commun du joueur, un jeune garçon vulnérable et sans nom, et de Trico, créature géante avec laquelle il se lie d’amitié. Le titre japonais le présente comme un aigle mangeur d’hommes, mais il tient plus d’un croisement entre un chat, un chien et un griffon, finalement pas si éloigné de Falcor dans L’histoire sans fin, la parole en moins. Ensemble, ils tentent de s’échapper d’une étrange citadelle perchée dont l’architecture imbriquée forme un gigantesque dédale rempli de pièges et d’énigmes.
Fumito Ueda, artiste de formation dont l’animation fut le premier métier, n’a jamais caché sa double fascination pour l’intelligence artificielle et la puissance de la gestuelle. Comment, par des mimiques, des dodinements, des regards, donner vie à un algorithme, et faire passer des lignes de code pour le plus attachant des animaux de compagnie fantastiques ? Le premier miracle du jeu tient là, dans la puissance d’évocation de Trico : quiconque a déjà eu un chat ou un chien reconnaîtra le doux langage des bêtes.
Dans « The Last Guardian », Trico ne parle pas, mais le joueur apprend à le comprendre peu à peu. | Sony
Pour donner pleinement vie à cette créature, si indispensable à la survie du héros, les équipes japonaises de Fumito Ueda n’ont pas hésité à aller à l’encontre des requisit habituels du jeu vidéo.
C’est peu dire que The Last Guardian est jusqu’au-boutiste. Là où n’importe quel titre s’apprécie habituellement, manette en main, sur des critères de contrôle, confort et réactivité, l’animal Trico impose au contraire du chaos, de la désobéissance et de la contrariété.
Il est ce monstre à la truffe humide capable de sauver plusieurs fois le héros d’une chute mortelle ou de gardiens spectraux agressifs, mais qui dès que le danger s’éloigne n’en fait qu’à sa tête, se laisse distraire, suit un ordre sur trois, ou contemple le joueur pendant de très longues secondes, voire minutes, d’un profond regard aussi affectueux qu’incompréhensif.
Trico sauve plusieurs fois le héros, d’une chute mortelle ou de gardiens spectraux agressifs. | Sony
A bien des égards, Trico est bête, désespérant, agaçant. Mais c’est précisément cela qui le rend vivant. Et la guirlande de désagréments au quotidien est sublimée par le sentiment d’un lien, d’une complicité sans mot. Au point que The Last Guardian est un rare cas de jeu vidéo qui fait oublier qu’il est un jeu : une fois la console éteinte, c’est à la bête que l’on pense, c’est elle qui nous manque.
Dialogue avec les classiques des années 1998-2002
La nouvelle production de Fumito Ueda n’a pourtant rien d’un Creatures, d’un Tamagotchi, ou d’un Nintendogs, ces logiciels uniquement occupés à simuler l’intelligence d’un animal virtuel. D’un jeu vidéo classique, The Last Guardian reprend de nombreuses mécaniques : leviers à actionner, échelles et falaises à escalader, portes à déverrouiller, etc. Une grammaire d’un redoutable classicisme, somme toute assez évocatrice des ingénieux donjons à énigmes de The Legend of Zelda : Ocarina of Time et du château à engrenages d’Ico.
C’est aussi l’un des charmes très particuliers du dernier Ueda : cette impression qu’il donne de n’avoir aucun compte à rendre à l’esprit du temps, pour entrer dans une conversation muette avec les intemporels du jeu vidéo. Hors d’âge, il l’est à tous points de vue.
La citadelle de « The Last Guardian » est organisée comme un gigantesque donjon à la « Zelda ». | Sony
Le jeu se démarque d’abord par son esthétique, où trois notes simples prédominent et reviennent comme un motif récurrent, le blanc des brumes, le gris des pierres et l’éclat de la verdure. Par l’alchimie générale de son univers également : ces vestiges embrumés, ces forteresses envégétées, ces tours suspendues, qui forment une gigantesque citadelle, vertigineuse et organique. On pense au Roi et l’oiseau de Paul Grimault, au Château dans le ciel de Hayao Miyazaki, mais avec la sophistication d’une architecture en trois dimensions. The Last Guardian n’est pas de ces jeux que l’on regarde. On est dedans.
Manette en main, il décontenance. A la manière de l’étrange disposition des touches, qui refusant toute convention, tente de retrouver une logique immanente perdue, ou de ses caméras régulièrement prises à défaut par un corridor trop exigu ou les mouvements brusques ou envahissants de la bête.
Dans ce jeu, il n’est pas rare de chuter en raison de commandes inversées par rapport à l’angle de caméra. Frustrant. | Sony
Autant de défauts indéniables, que font vite oublier la puissance de la direction artistique, la majesté des paysages, l’élégance de la mise en scène et la force d’évocation des créatures. Tantôt tendre, épique, cruelle ou maternelle, l’aventure offre un tel nuancier d’émotions que les désagréments passent vite au second plan, jusqu’à ce final poignant, et ces images qui continuent de hanter l’esprit.
Ce qu’il en reste
L’épopée de « The Last Guardian » se boucle en une douzaine d’heures. | Sony
Fumito Ueda ne s’en cache pas : il crée des jeux qui restent en tête. L’épopée de The Last Guardian se boucle en une douzaine d’heures. Mais une fois la quête achevée, le temps de la fiction ne s’arrête pas : il commence à contaminer le monde réel, à travers tendresse, mélancolie et ressouvenir. Il s’inscrit dans une temporalité longue, celle des productions qui restent, entêtantes, et s’apprécient avec le temps.
The Last Guardian n’est pas parfait. Il a les défauts d’un jeu vidéo des années 2000. Mais il a les qualités d’un grand cru hors d’âge. A cet égard, sa durée de vie ne fait seulement que commencer. On pourra bien détruire le disque du jeu, supprimer ses fichiers, effacer ses sauvegardes : cette œuvre-là ne s’oublie pas.
En bref
On a aimé
- Trico, le Pokémon le plus attachant de l’année.
- La direction artistique incroyable.
- L’entraide et l’affection au cœur du jeu.
- La puissance émotionnelle d’un grand film d’animation.
On n’a pas aimé
- Rater son ascension de la bête et se retrouver dans son entrecuisse.
- De fréquents problèmes de contrôle et de caméra.
- Trico n’existe pas vraiment.
C’est plutôt pour vous si
- Vous aimez les animaux (fantastiques).
- Vous aimez les grandes épopées épiques.
- Vous souhaitez goûter une grande œuvre de jeu vidéo.
Ce n’est plutôt pas pour vous si
- Vous cherchez vraiment une bouteille à boire.
- Vous détestez les animaux, même en pixels.
- Vous n’avez pas la patience de gérer un compagnon de jeu capricieux.
La note de Pixels :
Château Ueda 2016 – grand cru millésimé.