Première apparition de Mickey Mouse dans « Steamboat Willie », en 1929. | Disney/Uberk

Il est de retour. Avec Super Mario Run, qui sort le 15 décembre sur iPhone et iPad, Nintendo vient rappeler que son personnage phare reste Mario, son visage public affable et souriant. Dans Donkey Kong, en 1981, le personnage avait pourtant été inspiré par Popeye, sur le modèle du héros populaire, manuel et bagarreur. Il a été retravaillé à partir de Super Mario Bros. 2 comme mascotte de Nintendo sur le modèle de Mickey : modèle du héros positif, passe-partout, consensuel et international, ce qu’il reste aujourd’hui encore.

Pierre Pigot, historien et critique d’art, auteur du passionnant L’Assassinat de Mickey Mouse (PUF, 2010), analyse pour Le Monde ce qui rapproche et sépare Mario de Mickey, son modèle.

Depuis 1988, Nintendo a positionné Mario sur le créneau de la mascotte inspirée de Mickey. Peut-on y voir l’explication de la longévité et la popularité de ce personnage de jeu vidéo ?
Je me demande si la longévité et la popularité de Mickey sont vraiment comparables à celles de Mario. La première prend vraiment ses racines dans une explosion des supports à l’échelle mondiale (films, bandes dessinées, peluches, journaux, etc.) qui frappait les esprits par son aspect de pure nouveauté dans l’univers occidental. D’où, par exemple, les notes éparses de Walter Benjamin [philosophe et critique d’art du début du XXe siècle] sur Mickey, qui oscillent entre la fascination et le rejet.

Le phénomène Mickey est maintenant vieux de près d’un siècle, et la queue de sa comète, qui semble en apparence épuisée, poursuit vaillamment sa lancée. Avez-vous jeté un coup d’œil au Mickey très étonnant de Loisel [Café Zombo], paru tout récemment chez Glénat ? Mario, lui, est presque un nouveau venu en comparaison ; il a connu le manga et le dessin animé, mais certainement pas avec la même intensité. Il demeure un personnage des jeux vidéo, dont le caractère de nouveauté reste peut-être confiné à un domaine lui aussi à la fois nouveau et déjà ancien, le jeu vidéo. Mario n’est pas un personnage de BD (alors que Mickey est capable de l’être intégralement) ; c’est l’avatar qui permet notre aventure sur l’écran interactif, et en soi c’est déjà beaucoup.

Couverture du récent « Café Zombo », de Régis Loisel, qui revisite le passé de Mickey à l’époque des années 1930. | Glénat/Loisel

Comme Mickey, Mario est un personnage qui était à l’origine impulsif, bagarreur, facétieux, puis qui a été transformé en héros lisse et consensuel. Pensez-vous que l’on peut parler d’« assassinat » de Mario, comme vous avez parlé d’« assassinat de Mickey Mouse » ?
On est en droit de penser que ce type d’« assassinat » est inévitable pour tout personnage novateur qui surgit dans notre monde d’images. Dès l’instant où le plus grand nombre est pris en considération, tous les angles s’émoussent et tous les traits se simplifient, parfois jusqu’à la vacuité. Mario ne pouvait guère y échapper.

Même un Monkey D. Luffy dans les innombrables produits dérivés de One Piece s’achemine vers cette destinée. Ce qu’il faut, c’est que notre œil sache déchirer ses apparences, et sache retourner aux origines pour comprendre ce qu’il regarde – connaître le Mickey anarchiste, le Mario bagarreur et le Luffy aventurier pour ne pas être abusé par leurs éviscérations multiples.

Dans Donkey Kong Jr. (1982), Mario est un cruel geolier doté d’un fouet. | Nintendo

Ce repositionnement plus lisse et consensuel vous paraît-il aujourd’hui indispensable pour une entreprise de divertissement ? Ou est-ce une sorte de péché originel de Disney, auquel Nintendo, comme d’autres, s’est conformé par suivisme ?
Une mascotte, en tant que concept d’image, vise toujours deux buts en apparence divergents : elle doit parvenir à une unicité immédiate, tout de suite reconnaissable entre mille, et dans le même temps elle doit permettre à toutes sortes d’esprits de s’y projeter. C’est donc à la fois un carrefour et les routes innombrables qui y mènent. Des mascottes peuvent être créées ex nihilo, ce sont les plus fadasses (Footix en France, ou les mascottes locales japonaises, adorables mais sans histoire).

Mais parfois, les mascottes ont un passé, comme Mickey ou Mario. Alors, la mascotte peut s’avérer un peu comme un délicat tombeau – celui des détails, des aventures, des affects. Ce qu’il faut, c’est savoir passer outre – oublier le projecteur, et savoir guetter l’ombre qui subsiste. Alors seulement, la mascotte est ressuscitée et redevient un personnage à part entière.

Affiche de Steamboat Willie, première apparition de Mickey (1928). | Disney