Dix comics qu’il ne fallait pas rater en 2016
Dix comics qu’il ne fallait pas rater en 2016
Par Pauline Croquet
Une sélection de BD américaines parues cette année, à savourer au pied du sapin.
2016 a été très riche en sorties de comics dans les librairies françaises : classiques du genre enfin édités dans l’Hexagone, nouveautés indépendantes, pépites d’auteurs réputés… A l’occasion des fêtes de Noël, voici une sélection sur toute l’année. A offrir ou s’offrir.
1. De l’humanité des robots de « Descender »
« Descender » | Urban Comics
L’année a commencé fort avec ce space opera paru en janvier, de Dustin Nguyen et Jeff Lemire, de plus en plus acclamé pour ses travaux dans la BD indé. Avec cette série, on se demande si ce ne sont pas les machines qui ont plus de cœur que l’espèce humaine.
Dans une société galactique et fédérale où cohabitent hommes et robots, un étrange attentat survient : postés devant neuf planètes, des gigantesques droïdes, les moissonneurs, attaquent et déciment la population humaine. L’homme organise en masse des représailles sur les machines, qui sont massacrées dans ce que l’histoire de la galaxie appellera un « bot-grom ». Dix ans après les faits, sur une petite colonie, se réveille un petit androïde domestique appelé Tim-21. Les circuits du garçon ont beaucoup en commun avec ceux des moissonneurs. Et s’il était la clé pour déchiffrer et combattre ces machines de morts ?
Descender est un digne représentant d’une école de la science-fiction sensible, qui questionne sur les relations de l’homme avec l’intelligence artificielle, dans la lignée d’Asimov. Mention spéciale pour les dessins, très crayonnés et aquarellés.
Descender, Jeff Lemire (scenario) et Dustin Nguyen (dessin), Urban comics Indies, tomes 1 et 2 parus, 15 euros.
2. La déontologie des superhéros dans « Jupiter’s Legacy »
« Jupiter’s Legacy » | Panini
Après les superhéros vieillissants ou sans pouvoirs, l’auteur de comics préféré d’Hollywood, Mark Millar (Kick Ass, Kingsman : services secrets), met à l’honneur dans cette série les enfants de superhéros. Chloé et Brandon ont un lourd héritage à porter : leurs parents sont Lady Liberty et Utopian, de simples mortels ayant été choisis pour recevoir de super-pouvoirs pendant la Grande Dépression afin de devenir les sauveurs de la planète.
Si la nature leur a transmis ces capacités, les deux jeunes gens n’ont pas la même ambition que leurs célèbres parents. L’un préfère se saouler en fustigeant son père ; la seconde s’adonner aux drogues extraterrestres tout en se dévalorisant par rapport à sa mère. Au fil des pages, les enfants sont ingrats, rancuniers, et les parents, dépassés. C’est quand les autres nombreux superhéros qui protègent la Terre remettront en question l’autorité d’Utopian que la chair de son sang devra faire un choix.
Comme à l’accoutumée, Millar, servi cette fois par l’élégant dessin de Franck Quitely (All-Star Superman), interroge l’inépuisable thème de la déontologie des super-pouvoirs. Sans faire preuve d’une grande ingéniosité, ce premier tome agrippe habilement le lecteur, une fois passé un début un peu terne. Il fait partie de la sélection officielle 2017 du Festival de bande dessinée d’Angoulême.
Jupiter’s Legacy, Mark Millar (scenario) et Frank Quitely (dessin), Panini comics, tome 1 paru, 14, 95 euros.
3. Des kangourous et du punk au fil de « Tank Girl »
« Tank Girl » | Ankama
C’est l’œuvre de jeunesse du dessinateur de Jamie Hewlett et de l’auteur Alan Martin. D’abord locataire des pages d’un fanzine d’étudiants en Angleterre dans les années 1980, Rebecca, alias Tank Girl, Australienne punk « badass », fait son entrée dans les pages de Deadline, un magazine de BD britannique créé par le regretté Steve Dillon.
Les aventures de Tank Girl se déroulent dans l’Outback australien version post-apocalypse. A l’image de Mad Max, la société est devenue ultra-violente et Rebecca Buck, surnommée Tank Girl parce qu’elle ne déplace jamais sans son char y vit selon ses propres lois.
Regroupés dans cet album par Ankama, les six tomes de la série, accompagnés de documents annexes et de souvenirs des auteurs, permettent de comprendre comment une petite mascotte d’étudiants a pu devenir un symbole de la jeunesse antithatchériste, de la culture punk et féministe. Si les intrigues et les blagues sont parfois bancales et potaches, l’anthologie permettra notamment aux fans de Hewlett de percevoir l’évolution de son trait, les influences qu’il emprunte au street art et de reconnaître les caractéristiques qui rendront si particulier son travail graphique pour Gorillaz.
Tank Girl, Alan Martin (scenario) et Jamie Hewlett (dessin), Ankama, intégrale, 34,90 euros.
4. La décadence de « Annihilator »
« Annihilator » | Urban Comics
Histoire tout droit sortie de l’imagination de Grant Morrison – auteur phare sur les collections Batman – le pitch d’Annihilator n’a rien à envier à Las Vegas Parano ou aux romans de Brett Easton Ellis.
Scénariste en vogue à Hollywood, Ray Spass travaille sur une saga de science-fiction pour des studios : les aventures de Max Nomax. Mais le jeune auteur mène une vie dissolue. De plus, faute d’inspiration, il n’arrive pas à boucler son scénario. Le jour où il apprend qu’il est atteint d’une tumeur au cerveau, il décide de profiter à fond de la vie. Ou plutôt de se saborder : drogue, sexe, drogue, déni.
Un soir, le héros sur lequel il écrit, Max Nomax, lui apparaît pour de vrai dans son salon. Ray Spass a soit trouvé son salut, soit plongé dans une spirale destructrice. C’est le fil de cet album, certes déroutant, parfois confus, mais superbement illustré par Frazer Irving. Une ambiance nimbée, froide, rougeoyante, nocturne, qui renforce le côté « psychédélisme moderne ».
Annihilator, Grant Morrison (scenario) et Irving Frazer (dessin), Urban comics, tome unique, 19 euros.
5. « Manifest Destiny » ou la menace des zombies verts
« Manifest Destiny » | Delcourt
Voici une série qui ravira les amateurs de BD d’aventures et servira de passerelle aux lecteurs plus tournés vers la BD franco-belge qui voudraient s’essayer aux comics. Manifest Destiny revisite l’expédition historique de Lewis et Clark.
A la demande du président Jefferson, ces deux chefs d’exploration accompagnés d’une trentaine d’hommes vont traverser d’est en ouest les Etats-Unis, à partir de 1804. C’est ce voyage d’exploration qui préfigurera toute la colonisation anglo-saxonne sur les territoires indiens. Mais dans la bande dessinée de Chris Dingess et Matthew Roberts, la raison qui a poussé Jefferson à lancer l’expédition s’écarte largement de l’histoire : un étrange mal touche les êtres vivants et les transforme en sortes de zombies végétaux. Il s’agit de les éradiquer pour permettre aux colons de repousser les frontières des Etats-Unis.
A la manière des séries TV, dont le scénariste Dingess est issu, ce premier tome de Manifest Destiny ne fait que s’auréoler de mystères et effleure les caractéristiques des morts-vivants en lichen et champignons. Un coup de crayon très détaillé, inspiré de la BD européenne de Matthew Roberts, parfois un peu hâtif sur la fin des chapitres.
Manifest Destiny, Chris Dingess (scenario) et Matthew Roberts (dessin), Delcourt, tome 1, 15 euros.
6. Ambiance steampunk dans « Lady Mechanika »
« Lady Mechanika » | Glénat
C’est en observant à chaque convention de bande dessinée des visiteurs costumés en steampunk, un style à la croisée de la science-fiction et de la mode industrielle et vestimentaire du XIXe siècle, que le dessinateur américain Joe Benitez a eu envie de faire de ce courant le décor de sa série Lady Mechanika. « Le côté élégant et esthétisant du steampunk me semblait fait pour la BD », explique t-il en préface du premier tome édité chez Glénat en France.
Véritable vedette dans une Angleterre victorienne et futuriste, Lady Mechanika est une femme à moitié mécanique, une justicière amnésique à la recherche de son passé et de son créateur, probablement un savant fou. Cette chasseresse est autant une arme redoutable qu’une enquêtrice pleine de compassion. Ses recherches la conduisent dans le sillage d’un riche industriel qui joue à dieu avec ses inventions : Lord Nathaniel Blackpool. Le magnat le plus puissant de la ville veut capturer Mechanika pour copier sa technologie et se venger.
Langage châtié et suranné, costumes victoriens et inventions en tout genre, intrigues et enquêtes… Lady Mechanika pourrait être l’Adèle Blanc-Sec des comics. Après avoir fait ses armes chez Image Comics et travaillé pour les grands labels américains, Joe Benitez s’est installé à son compte en fondant Benitez Productions. Dans Lady Mechanika, il poursuit ce qui a forgé sa réputation sur les séries Weapon Zero ou Wraithborn : un trait vif, des planches riches, des créatures et des machines méticuleusement détaillées.
Lady Mechanika, Joe Benitez (scenario et dessin), Glénat, tomes 1 et 2 parus, 14, 95 euros.
7. « Paper Girls » et la nostalgie des années 1980
« Paper Girls » | Urban Comics
Dans la bourgade de Stony Stream (Ohio), l’avenir appartient à celles qui se lèvent tôt. En ce lendemain d’Halloween 1988, pas de répit pour les livreurs de journaux qui doivent circuler dès potron-minet. Quatre adolescentes, Mac, KJ, Tiffany et Erin sont les premières filles du coin à avoir décroché ce job d’habitude réservé aux paper boys. Elles font l’itinéraire ensemble, à vélo, pour se protéger des fêtards qui ne seraient pas encore rentrés chez eux. Rien que de très banal, jusqu’au moment où elles croisent un étrange groupe encapuchonné et violent. Une rencontre qui les conduit jusqu’à une mystérieuse machine qui semble venue de l’espace.
Hommage au cinéma d’aventure des années 1980, Goonies en tête, Paper Girls offre aussi une histoire originale et moderne, avec des héroïnes fortes, et un potentiel qui ne se dévoile qu’à peine dans ce premier tome édité d’abord aux Etat-Unis chez Images Comics. A la conception de ce petit bijou : le scénariste du très applaudi Saga, Brian K. Vaughan, et Cliff Chiang, dessinateur remarqué pour son travail sur Wonder Woman. Celui-ci adopte dans cette série un trait beaucoup plus pop et doux mais tout aussi énergique. Mais c’est sans conteste le travail de colorisation de Matt Wilson, qui œuvre aussi sur la très plébiscitée série The Wicked + The Divine, qui marque la différence et lui confère son aspect nostalgique.
Paper Girls, Brian K. Vaughan (scenario) et Cliff Chiang (dessin), Urban Comics, tome 1, 10 euros.
8. La politique à la rencontre du 3e type dans « Letter 44 »
« Letter 44 » | Glénat
Si vous aimez autant les histoires de vie extraterrestre que la stratégie politique, cette BD est probablement faite pour vous. La série Letter 44 démarre au premier jour d’investiture du 44e président des Etats-Unis, Stephen Blades. Son prédécesseur l’informe que tous les choix qu’il a dû effectuer ont été guidés par une seule information : la NASA a découvert une construction extraterrestre dans le système solaire. Cette présence veut et va changer le destin du monde, et c’est tout ce qui compte.
L’intrigue ne cesse de passer de la Terre – pour suivre les débats et la stratégie des Etats-Unis face à cette nouvelle – à l’espace, où un équipage composé de scientifiques et de militaires a été envoyé pour approcher cette base extraterrestre. Le tome 3, toujours réalisé par Charles Soule (Daredevil, She Hulk) et Alberto J. Albuquerque, se centre sur le début d’un conflit mondial, suivi en partie du point de vue du précédent président américain, celui par qui tout a commencé.
Letter 44, Charles Soule (scénario) et Alberto J. Albuquerque (dessin), Glénat, tomes 1, 2 et 3 parus, 16, 95 euros.
9. « Bitch Planet », quand le patriarcat doit aller se faire voir
« Bitch Planet », | Glénat
Bitch Planet, la « planète des salopes », c’est le nom que l’on donne à la prison pour femmes « NC » (non conformes), c’est-à-dire toutes les femmes qui ne ressemblent ou n’obéissent pas à l’idéal féminin imposé par « les pères », les dignitaires de cette société fictive et futuriste. Bref, toutes celles qui ne font que rester elles-mêmes plutôt que de se répéter « sois belle et tais-toi ». Trop grosse, trop maigre, trop noire, trop bavarde, trop prude, pas assez croyante, pas assez discrète… les motifs d’incarcération pour rééducation sont variés et arbitraires sur Bitch Planet.
Ce pamphlet féministe nous emmène sur les pas de plusieurs codétenues, parmi lesquelles Kamau, une combattante hors pair débarquée en prison dans un but bien précis, Penelope, une femme obèse qui assume son corps, ou encore Meiko, qui fomente une rebellion. Celles-ci vont se voir obligées, à force de chantage, de participer au Megaton, un jeu de cirque moderne à l’image du rollerball. Elles ont la rage, mais cela suffira-t-il à sauver leur peau ?
L’auteure Kelly Sue Deconnick – qui a notamment revu le personnage de Captain Marvel – et sa collègue Valentine de Landro ne prennent pas de gants pour dire au patriarcat d’aller se faire voir. Le premier tome est percutant et déroutant, sans faux pas : les éléments les plus iniques et révoltants sont finalement les exemples inspirés de la réalité actuelle. Les personnages féminins brossés sont crédibles et variés. Une leçon par l’exemple de l’injustice sociale souvent amenée par la brutalité, parfois par l’ironie et l’humour, bien plus efficace et passionnante qu’une leçon magistrale. L’album fait partie de la sélection officielle 2017 du Festival d’Angoulême.
Bitch Planet, Kelly Sue Deconnick (scenario) et Valentine de Landro (dessin), Glénat, tome 1, 16,95 euros.
10. Les héros rockstars de « The Wicked + The Divine »
« The Wicked + The Divine » | Glénat
Une fois par siècle, douze dieux se réincarnent en de jeunes humains. Sexy, charismatiques, fantaisistes et changeantes, ces nouvelles rock stars soulèvent et plongent en extase des foules immenses lors de concerts. Ils empruntent leurs traits à certaines célébrités connues, de Bowie à Rihanna, en passant par Florence + The Machine. On les dit capables de miracles. Ils divisent l’opinion publique. Dans deux ans, ils mourront subitement, car c’est ainsi que fonctionne ce cercle divin. « Ce n’est pas parce que vous êtes immortel que vous vivrez pour toujours », prévient-on assez vite dans l’album. Cette fable urbaine, véritable hommage aux popstars et à la musique, se tient dans une Londres très cosmopolite et parfois interlope. L’héroïne est Laura, une humaine de 17 ans qui va découvrir ce mont Olympe d’un genre nouveau.
Faisant sensation dès sa parution aux Etats-Unis, « WicDiv » questionne sur l’adoration contemporaine et notre rapport à la célébrité. A l’appui, une colorisation des pages par Matt Wilson magnifique, acidulée et résolument pop. A la fois queer et multiethnique, cette série se remarque aussi pour sa diversité et une représentation de la société beaucoup plus juste que les comics classiques, majoritairement axés sur une image de l’homme blanc et américain.
The Wicked + The Divine, Kieron Gillen (scenario), Jamie McKelvie (dessin) et Matthew Wilson (couleur), Glénat, tome 1, 17,50 euros.
Bonus : la chienne de vie de « Sweet Tooth »
« Sweet Tooth » | Urban Comics
Début décembre, Urban Comics a publié le troisième et dernier tome cette série qui confirme indéniablement le talent de l’auteur Jeff Lemire, déjà évoqué au début de cette sélection pour l’œuvre Descender.
« Sweet Tooth », ou « gueule sucrée » en anglais, c’est un surnom donné à Gus, un enfant de 9 ans né avec les oreilles et les bois d’un cerf. Gus est ce qu’on appelle un hybride, sur cette terre frappée depuis plusieurs années par une pandémie mortelle. Mi-hommes, mi-animaux, ses semblables et lui sont immunisés. Il se terre dans une forêt du Nebraska depuis sa naissance avec son père extrêmement croyant et craintif. Et ne sait absolument rien du monde extérieur. A la mort de son père, Gus se voit contraint, malgré les recommandations, d’affronter le monde extérieur pour survivre dans une Amérique dévastée. Et devoir s’en remettre à son instinct pour savoir à qui il peut faire confiance ou non.
Dès les premières pages, le lecteur plonge dans un univers hostile et triste. Lemire plante un décor survivaliste apocalyptique, une ambiance qui prend à la gorge que l’on a volontiers comparée à la Route de Cormack McCarthy. Face à cet univers sans pitié, la naïveté et la fraîcheur de Gus permettent de ne jamais se lasser et de s’accrocher tout au long de la série. Une narration solide alliée aux fêlures des personnages ; des sentiments complexes et réalistes ; une composition dynamique servie par une colorisation sobre… un coup de crayon qui divise énormément les fans. Tous les éléments sont réunis pour faire de Sweet Tooth une grande œuvre.
Sweet Tooth, Jeff Lemire (scenario et dessin), Urban comics, tomes 1, 2 et 3 parus, de 22 à 28 euros.