En Turquie, « les purges de fonctionnaires ont cassé l’esprit de corps »
En Turquie, « les purges de fonctionnaires ont cassé l’esprit de corps »
Par Feriel Alouti (Propos recueillis par)
Le chercheur Jean Marcou estime que l’assassinat, lundi, de l’ambassadeur russe par un policier turc à Ankara « renforce les doutes » concernant la politique de recrutement de fonctionnaires qui a suivi la vague d’épuration.
Des policiers turcs bouclent le quartier d’Ankara où l’ambassadeur russe a été assassiné, le 19 décembre. | ADEM ALTAN / AFP
Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que l’identité de l’assassin de l’ambassadeur russe à Ankara, Andreï Karlov, soit dévoilée. Mevlüt Mert Altintas, un policier turc de 22 ans, a été filmé, lundi 19 décembre, en train d’ouvrir le feu sur le diplomate dans une galerie d’art de la capitale turque. Il a justifié son geste en parlant de venger le calvaire que subit actuellement Alep.
Pour Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble et spécialiste de la Turquie, cet assassinat relance la question du recrutement des fonctionnaires dans une administration victime d’une purge sans précédent.
L’assassinat de l’ambassadeur russe par un policier traduit-il la fragilité de l’appareil sécuritaire turc ?
Cet assassinat amène en tout cas à se poser de sérieuses questions. L’auteur du meurtre était un jeune policier recruté en 2014 à l’académie de police d’Izmir. La presse gouvernementale l’accuse déjà d’être un guléniste patenté [du nom de Fethullah Gülen, un imam turc exilé aux Etats-Unis qu’Ankara accuse d’avoir fomenté le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016]. Quoi qu’il en soit, cet assassinat ne peut que renforcer les doutes concernant l’administration turque et ses recrutements. Elle apparaît aussi comme une attaque d’un genre nouveau, car partie de l’intérieur même d’une instance publique.
Réputée pour sa fiabilité, l’administration turque a été bouleversée au cours des dernières années. Car les purges ne datent pas de 2016. Dès la fin 2013, elles ont commencé, en particulier, après l’affaire du 17 décembre 2013, qui avait révélé au grand jour le conflit opposant l’AKP [le parti islamiste conservateur au pouvoir] au mouvement Gülen. En 2014, on disait déjà qu’il n’y avait jamais eu autant de purges dans le pays.
Un Etat dans lequel il y a une telle épuration, ça casse l’esprit de corps, le professionnalisme et les traditions, qui ont longtemps caractérisé l’Etat turc et son administration. Avec ces purges, l’administration n’est plus en état de fonctionner, y compris dans l’aviation militaire qui a joué un rôle important lors de la tentative de coup d’Etat. Pour pallier les besoins, le gouvernement a même proposé de recruter des pilotes de la compagnie aérienne Turkish Airlines.
Cette attaque est aussi assez spectaculaire et inquiétante car elle s’est produite à Ankara, au cœur du quartier des ambassades, qui est ultra-sécurisé, et c’est la fonction de policier du tueur qui lui a permis de passer les barrages.
Depuis le coup d’Etat manqué et les purges qui ont suivi, les méthodes de recrutement des fonctionnaires sont-elles remises en cause ?
Oui, il y a eu beaucoup de polémiques. Le parti kémaliste [principal parti d’opposition] a notamment plusieurs fois posé la question des recrutements hâtifs, pour faire face à de subites pénuries de personnels. Il y a tellement eu de limogeages que l’administration avait, si je puis dire, le couteau sous la gorge. On n’a pas beaucoup parlé de la police. Mais dans l’enseignement, par exemple, l’administration a quand même dû réintégrer des professeurs limogés après le coup d’Etat. Dans le secteur de la justice, il y a eu cet été 3 000 juges recrutés, ce qui a relancé le débat : sur quels critères ont-ils été sélectionnés ? Avaient-ils les compétences requises ? Ce qu’aujourd’hui on peut craindre, c’est qu’il y ait dans la police turque d’autres Mevlüt Mert Altintas.
Traditionnellement, quelle est la relation entre la police et l’Etat turc ?
A la différence de l’armée, l’institution policière ne fait pas partie de l’establishment national séculier et laïc. Elle a été pénétrée très tôt par des tendances multiples. Dans les années 1970, le leader du parti islamiste Necmettin Erbakan a peuplé la police de gens pas toujours recommandables. Dans les années 1990, il y a aussi eu le scandale Susurluk, qui commence par un accident de voiture. Parmi les victimes, il y a un mafieux des Loups gris [un groupe ultranationaliste], un député proche du pouvoir et un chef des gardes de village, une milice kurde pro-gouvernementale. Cette affaire va mettre au jour les liens que ces personnes entretenaient avec la police. Mehmet Agar, ancien chef de la police et ancien ministre de l’intérieur, sera d’ailleurs condamné en 2011.
Contrairement à la police, chaque année, l’armée virait de ses académies des tas de gens suspects du point de vue religieux, même si c’est vrai que cela n’a pas empêché que l’on y découvre des éléments gulénistes. Mais avant le coup d’Etat, l’armée constituait un véritable Etat dans l’Etat. Dans les années 1980, les militaires vivaient même dans des quartiers à part afin d’instaurer une étanchéité plus forte avec le reste de la population. Les jeunes cadets faisaient toute leur carrière dans l’armée, ils étaient étroitement sélectionnés et partageaient l’idéologie laïque, ce qui n’était pas le cas de la police.