Au Maroc, un manuel scolaire affirme que la philosophie est « contraire à l’islam »
Au Maroc, un manuel scolaire affirme que la philosophie est « contraire à l’islam »
Par Ghalia Kadiri (contributrice Le Monde Afrique)
Les profs de philosophie du royaume sont mobilisés contre une révision qui visait pourtant à enseigner un « islam tolérant ». Le ministère répond avoir voulu « créer le débat en classe ».
Fresque de Raffaello Sanzio présentant Averroès, penseur majeur de la philosophie musulmane et commentateur d’Aristote.
En découvrant les nouveaux manuels d’éducation islamique, les professeurs de philosophie marocains ont eu un choc. Au chapitre « Philosophie et foi » de « Manar at tarbia al islamiya », un ouvrage d’enseignement religieux destiné aux élèves de première, la philosophie est définie comme « une production de la pensée humaine contraire à l’islam » et « l’essence de la dégénérescence ». Le choc a été d’autant plus important que ce manuel scolaire a été réédité fin octobre 2016 dans le cadre d’une réforme de l’enseignement islamique visant à promouvoir « un islam tolérant ». « Le résultat de cette révision est médiocre, estime Mounir Bensalah, militant du Mouvement démocratique Anfass. C’est encore plus décadent qu’avant ».
« Nous sommes revenus dix siècles en arrière »
Réunis au sein de l’Association marocaine des enseignants de philosophie (AMEP), des professeurs ont organisé des sit-in du 21 au 23 décembre dans plusieurs lycées à travers le royaume pour dénoncer des contenus « diffamatoires », qui nuisent à leur matière, obligatoire au Maroc et enseignée dès la seconde. « Les leçons inculquées dans ce livre vont tuer la liberté de pensée », avertit Aidda Lakhlif, professeur de philosophie dans un lycée d’Assa-Zag (sud) et membre de l’AMEP. « Nous avons cru que la haine de l’Etat envers la philosophie était révolue. Mais nous sommes revenus dix siècles en arrière », regrette l’enseignant.
Le manuel scolaire s’appuie sur les propos d’une grande figure du salafisme du XIIIe siècle, Ibnou As-Salah Ach Chahrazouri, qui aurait décrit la philosophie à l’époque comme « le summum de la démence et de la dépravation », provoquant « l’angoisse et l’errance, l’hérésie et la mécréance ». Faker Korchane, philosophe et spécialiste de la question musulmane, dénonce ce choix :
« Aujourd’hui, dans l’islam sunnite, l’idée d’imitation se développe de plus en plus. Les élèves sont incités à suivre à la lettre des textes très anciens, sans réflexion critique. On crée ainsi des automates qui risquent de développer par la suite un terreau fertile à une pensée exclusiviste et militante. »
D’autres passages enseignent aux élèves marocains à faire la distinction entre les sciences religieuses et les sciences profanes, parmi lesquelles les mathématiques, la physique ou les sciences de la vie et de la terre. Un schéma très proche des concepts utilisés dans le courant wahhabite. « Affirmer que les sciences humaines sont contraires à la religion encourage l’obscurantisme, met en garde M. Korchane. Ce passage fait croire aux élèves qu’ils ne peuvent pas être à la fois rationnels et religieux. C’est très dangereux, car cela peut amener à une lecture rigoriste de l’islam, avec tous les risques que ça engendre. »
De son côté, le ministère marocain de l’éducation nationale dénonce un « procès d’intention ». Face à la polémique, il a fait savoir le 19 décembre dans un communiqué que l’ouvrage ne sera pas retiré des écoles, malgré la requête de l’Association marocaine des enseignants de philosophie. « Les passages ont été sortis de leur contexte, se défend Fouad Chafiqi, directeur des curricula au ministère de l’éducation nationale. Nous avons fait le choix de mentionner Ibnou As-Salah Ach Chahrazouri mais ce texte est donné comme objet de réflexion. Ce n’est pas un enseignement doctrinal, les élèves sont incités à réfléchir, non pas à épouser une seule doctrine. Nous voulons mettre en place un débat social dans les classes. »
Fouad Chafiqi, 55 ans, diplômé de l’Ecole normale supérieure de Rabat et docteur en Sciences de l’éducation de l’université Bordeaux 3, a été chargé en février 2016 de mener la refonte des programmes d’éducation islamique. En sept mois, 29 manuels ont été réédités. « Je regrette que quelques lignes sur les 3 252 pages homologuées gâchent tout le travail positif qui a été fait », poursuit le directeur qui se dit personnellement « absolument convaincu que l’enseignement de la philosophie est nécessaire, comme d’ailleurs toutes les sciences humaines et sociales ». Avec une réserve, cependant : M. Chafiqi estime que ces enseignements doivent « apprendre [aux élèves] à philosopher au lieu d’apprendre les citations philosophiques par cœur ».
Le roi Mohammed VI s’était en effet engagé, lors d’un conseil des ministres, le 6 février à Laâyoune (Sahara occidental), à réviser les programmes d’enseignement religieux, une des matières les plus controversées du système éducatif marocain, enseignée de la primaire jusqu’au baccalauréat. Le souverain affirme vouloir promouvoir un « islam du juste milieu ». Le ministère de l’éducation nationale avait alors formé une commission chargée d’expurger les manuels scolaires des textes qui pourraient renvoyer à une lecture rigoriste de l’islam. Dans les nouveaux ouvrages, les discriminations de genre, de handicap ou de géographie ont été supprimées. Mais la réforme s’est heurtée à l’hostilité des milieux conservateurs et salafistes. L’appellation « éducation islamique », qui exclut les autres confessions dans son enseignement, devait notamment être remplacée par « éducation religieuse ». Les professeurs d’éducation islamique s’y étaient eux-mêmes opposés.