Droit à la déconnexion : ce que font (ou pas) les entreprises pour lutter contre l’invasion des mails professionnels
Droit à la déconnexion : ce que font (ou pas) les entreprises pour lutter contre l’invasion des mails professionnels
Par Céline Mordant
Sur le droit à la déconnexion que prévoit le projet de loi travail El Khomri, les entreprises n’en sont encore qu’aux premiers pas.
Matthias Arégui
Peut-on se libérer des mails ? « On devient des bêtes de travail », s’inquiète Michelle, 32 ans, qui travaille dans la communication. « On ne peut jamais se vider la tête », renchérit Coline, 30 ans, assistante de direction (elles témoignent toutes les deux sous couvert d’anonymat). Des mails professionnels que l’on consulte le soir, le dimanche ou pendant les vacances pour ne pas être débordé au retour de congés… Nombreux sont les salariés qui ne « déconnectent » jamais de leur travail. Par choix ou par obligation, 71 % des cadres regardent leurs mails professionnels le soir ou en congés et 76 % estiment que les outils numériques ont un impact négatif sur leur vie personnelle, indiquait en avril 2015 une enquête du cabinet de conseil Deloitte.
Le droit à la déconnexion est un des rares chapitres du projet de loi sur la réforme du code du travail qui soit attendu favorablement par l’ensemble des partenaires sociaux, côté salarié comme côté employeur. Car la connexion permanente des salariés comporte un coût et un risque juridique pour les entreprises.
D’une part, l’inflation des mails a un impact économique sur la productivité de salariés dont les tâches sont sans cesse interrompues. D’autre part, l’irruption des nouvelles technologies a fait exploser la journée de travail, et l’inspection du travail est très vigilante sur les infractions au respect du temps de repos : une pénalité potentielle de 200 millions d’euros pour ce motif a été signifiée à la SSII Steria en 2014. Condamné en décembre 2014 à régler 317 amendes pour un montant total de 25 500 euros, le groupe BPCE a été contraint de changer son règlement intérieur et oblige ses cadres à badger matin et soir.
Le projet de loi El Khomri reprend l’idée phare du rapport de l’ancien directeur des ressources humaines d’Orange, Bruno Mettling, remis en septembre 2015, qui souhaite que ce droit s’impose par des négociations dans chaque entreprise. Les sociétés de plus de 300 salariés auraient en outre jusqu’à fin 2017 pour fixer des règles garantissant le temps de repos. La loi prévoit 11 heures de repos entre deux journées et 35 heures d’affilée hebdomadaires.
Inscrite dans l’accord interprofessionnel de juin 2013 sur la qualité de vie au travail, « l’institution de temps de déconnexion » n’est pas encore une réalité dans les entreprises, car chacun tâtonne. Les entreprises comme les salariés se sont laissé submerger, avant de reprendre l’initiative.
« Travail au noir »
En Allemagne, Volkswagen a donné un premier exemple. Le groupe automobile a imposé en 2011 à 1 000 salariés (non managers) un blocage de l’accès à leur boîte mail sur smartphone entre 18 h 15 et 7 heures. L’expérience, soutenue par le puissant syndicat IG Metall, a été étendue depuis à 3 000 salariés. Mais elle fait office de contre-modèle pour les entreprises qui travaillent sur plusieurs fuseaux horaires. Les salariés peuvent toujours communiquer par d’autres moyens… non sécurisés.
Les pionniers en France ont testé des approches plutôt radicales. Des journées sans mails ont été tentées en 2010 chez Canon ou en 2013 chez Sodexo, mais elles n’ont pas été poursuivies. Sans faire de bilan, les deux entreprises ne souhaitent plus communiquer sur le sujet. Pour Olivier Mathiot, PDG de PriceMinister-Rakuten, qui a institué il y a un an une demi-journée sans mails par mois, l’initiative a essentiellement une vertu pédagogique pour inciter le salarié à « reprendre le contrôle d’un outil », le mail étant devenu parfois « contre-productif ».
« On ne croit pas aux mesures de blocage technique », explique Sylvie François, directrice des ressources humaines à La Poste, qui parie plutôt sur « la responsabilité et la formation ». Le groupe a ainsi signé un accord en juillet 2015 sur l’égalité professionnelle qui stipule qu’un salarié ne pourra pas être sanctionné parce qu’il n’a pas répondu à un mail en dehors de ses heures de travail.
L’exemple doit venir d’en haut, dit l’adage. Plusieurs entreprises du CAC 40 tentent donc d’insuffler les bonnes pratiques en incitant d’abord les managers à ne pas envoyer de messages en dehors des heures de bureau, sauf en cas d’urgence. Chez Engie, une phrase est ajoutée en bas de chaque mail : « Mon mail n’appelle pas de réponse immédiate » (même envoyé à 23 heures). « Le haut de la pyramide doit devenir exemplaire pour que, en cascade, la situation des salariés s’améliore », dit Aurore Martin, déléguée CFDT chez Engie. Ces grands groupes ont rédigé des chartes de bonnes pratiques.
La fédération Syntec-Cinov des entreprises du numérique et du conseil s’est engagée à faire respecter une « obligation de déconnexion » dans un accord de 2014. « On demande aux salariés de se déconnecter, on les responsabilise, et en contrepartie l’employeur s’engage à contrôler le nombre de jours travaillés et la charge de travail lors d’entretiens réguliers », explique Sandrine Cortes, DRH chez Open, qui a participé à la négociation.
Sans être d’accord sur la méthode, les syndicats se félicitent de la volonté politique de régler le problème. La CGT, qui assimile la gestion des mails le soir et le week-end à du travail au noir, a salué l’idée de ne pas laisser la question aux seuls salariés. Jean-Paul Bouchet, de la CFDT Cadres, souligne que « quand bien même il y aura une régulation, le travailleur mettra le curseur là où il a envie de le mettre, et parfois il ne dosera pas ». « Il faut apprendre le savoir-vivre au pays des nouvelles technologies », insiste le professeur à l’Ecole de droit de Paris-I-Panthéon-Sorbonne Jean-Emmanuel Ray.