Emmanuel Dongala : « Au siècle des Lumières, il y avait déjà une élite noire européenne »
Emmanuel Dongala : « Au siècle des Lumières, il y avait déjà une élite noire européenne »
Propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux (contributrice Le Monde Afrique, Douala)
Dans son dernier roman, l’écrivain congolais revient sur le destin d’un violoniste métis dont le talent subjugua les plus grands compositeurs de son époque.
Pendant cinq ans, pour son sixième roman, Emmanuel Dongala s’est plongé dans un univers singulier, bien éloigné de son Afrique natale, jusque-là seul territoire de son écriture. Il s’est aventuré dans l’Europe des Lumières, celle où l’on tient salon et où la musique joue un rôle central.
Volontairement écrit dans un style classique, La Sonate à Bridgetower, du nom du violoniste pour qui Beethoven avait originellement composé la Sonate pour violon et piano n° 9, revient sur l’histoire de ce métis né en 1778 à Biala (Pologne) d’un père noir natif de la Barbade et d’une mère blanche originaire d’Europe centrale.
Elève de Joseph Haydn, George Bridgetower aura marqué son époque de son immense talent avant de sombrer dans l’oubli. Le romancier congolais tenait à lui rendre hommage ainsi qu’à toute une génération de Noirs et de métis qui ont su briller dans une Europe esclavagiste.
Comment expliquer que l’Histoire a totalement oublié l’existence de ce violoniste de génie qui avait pourtant marqué son époque ?
Emmanuel Dongala George Bridgetower a été réellement célèbre. Quand il arrive à Paris et qu’il donne son premier concert à l’âge de 9 ans, il remporte un vif succès. La presse en parle, le Tout-Paris aussi. En Angleterre, le prince de Galles, futur roi George III, le prend sous son aile. Et, surtout, Beethoven écrit la Sonate pour violon et piano n° 9 pour lui ! L’Histoire l’a par la suite totalement oublié car, après s’être brouillé avec Beethoven, qui décide finalement de dédicacer cette sonate au compositeur Rodolphe Kreutzer, il repart à Londres et enseigne la musique. Comme il n’était pas un grand compositeur, il n’a pas laissé de traces. Ce qui est extraordinaire, c’est que sa rencontre avec Beethoven, qui a été brève – trois mois – a abouti à ce chef-d’œuvre qu’est cette sonate, l’une des pièces les plus difficiles, que les amateurs ne peuvent pas jouer.
Le violoniste George Bridgetower (1778-1860). | CC BY 2.0
Ce roman est l’occasion de croiser d’autres personnages historiques, Noirs ou métis, comme le général Dumas – père de l’écrivain –, le chevalier de Saint-George, Angelo Soliman… Comment expliquer l’existence d’une telle élite à l’époque où l’esclavage bat son plein aux Antilles ?
Habituellement, quand on s’intéresse aux Noirs du XVIIIe siècle, on ne parle que des esclaves. Et on oublie qu’il y avait une élite noire qui évoluait dans le milieu aristocratique. Elle fréquentait les salons et était intégrée, même s’il existait ce qu’on appellerait aujourd’hui un « plafond de verre ». La direction de l’Opéra échappe au chevalier de Saint-George car il n’est pas blanc, par exemple. Cette élite, souvent métisse, voulait tellement s’intégrer qu’elle avait fini par accepter la hiérarchie de la couleur de l’épiderme qui prévalait : plus vous étiez blanc, plus vous étiez considéré. Et elle ne voulait pas être associée aux autres Noirs. Vous savez, les mulâtres affranchis étaient souvent du côté des planteurs et possédaient eux-mêmes des esclaves. Des gens comme Saint-George, Dumas, etc. étaient pour la liberté des Noirs mais n’étaient pas des militants. Dans le monde anglo-saxon, c’est différent. Il y a des grands noms – méconnus en France – comme Olaudah Equiano ou Ignatius Sancho qui écrivent une littérature militante contre l’esclavage très importante.
Et en même temps, cette élite noire connaît un destin tragique. La fin de Soliman, empaillé, est épouvantable…
Oui, Angelo Soliman, qui était noir, était très bien intégré. C’était un ami de l’empereur Joseph II, de Mozart qui s’est inspiré de lui pour l’un de ses opéras, de Haydn. Ils appartenaient à la même loge maçonnique que Soliman a d’ailleurs dirigée en personne. Il a épousé la sœur du général Kellerman que Napoléon a fait duc de Valmy. Et quand il est mort, on l’a empaillé et mis dans un musée. C’est l’époque où l’Europe se faisait. Où l’on commençait à remettre en cause l’idée d’esclavage, certes, mais où l’on pensait déjà qu’il y avait trop de Noirs en France ! Il y avait une police des Noirs qui surveillait que les Noirs portent bien leur « cartouche », sur laquelle figurait leur nom, leur date de naissance ainsi que le nom de leur maître s’ils en avaient un, les contrôlait et veillait à ce que soit respectée l’interdiction de mariage entre Blancs et Noirs.
Vous évoquez le destin des esclaves irlandais à la Barbade et dites que « l’esclavage et sa cruauté étaient indifférents à la couleur de l’épiderme »…
Oui, on oublie que les premiers esclaves dans les colonies anglaises, c’était des Irlandais qui travaillaient le tabac avant que la canne à sucre n’arrive et s’impose. On a alors importé des esclaves d’Afrique, plus appréciés que les Irlandais et qui valaient beaucoup plus cher. On les a même utilisés pour faire des enfants avec de jeunes Irlandaises pour avoir des esclaves de plus grande valeur !
Vous évoquez également la traite arabo-musulmane avec le cas de Soliman et parlez de castration et d’infanticide. C’est là la description d’un génocide !
Absolument. Tidiane N’Diaye a d’ailleurs écrit sur ce sujet Le Génocide voilé. Quand on parle d’esclavage, on ne pense qu’à la traite transatlantique. On oublie que l’esclavage arabo-musulman était bien antérieur, à partir du VIIe siècle. Il n’a été aboli en Arabie saoudite qu’en 1962 et en Mauritanie il y a fort peu. Il n’y a pas de degrés dans l’horreur. C’est évident. Mais on peut dire que l’esclavage arabo-musulman a été le plus dévastateur, à un point tel qu’aujourd’hui aux Etats-Unis, au Brésil, il y a plus de 70 millions de Noirs ou de métis, alors que, du côté des pays arabo-musulmans ou dans les pays du Golfe, où il y a eu beaucoup d’esclaves, il n’y a pratiquement pas de Noirs ou de métis. Ils castraient les esclaves : 70 % de ceux qui subissaient cette mutilation en mourraient. Et on tuait les enfants nés dans les harems d’une mère noire. Castrations, infanticides, en termes modernes, c’est un génocide ! Les intellectuels africains, hélas, jettent un voile sur l’esclavage arabo-musulman pour des raisons de solidarité politique et religieuse. Mais j’ai tenu à le rappeler dans ce roman pour que l’on n’oublie pas cette histoire.
Une histoire qui a laissé des traces au Maghreb…
Oui, tout à fait. De toute manière, les sociétés arabo-musulmanes n’ont jamais remis en cause l’esclavage, alors qu’en Europe il y a eu quand même quelques philosophes et intellectuels pour le dénoncer.
Vous dites que vous n’étiez pas un fin connaisseur de la musique classique avant ce roman. On a dû mal à vous croire tant l’on vous sent habité !
J’ai écouté beaucoup de musique classique pour ce roman et je peux dire maintenant que j’aime autant la musique classique que la rumba congolaise ! [Rires.]
La Sonate à Bridgetower, d’Emmanuel Dongala, Actes Sud, janvier 2017 (336 pages, 22,50 euros).