Le sociologue Eric Fassin

Professeur de sociologie à l’université Paris-8, département de science politique et département d’études de genre, Eric Fassin, auteur notamment du livre Le sexe politique. Genre et sexualité au miroir transatlantique (éd. EHESS, 2009) et de Populisme : le grand ressentiment (à paraître en mars aux éditions Textuel), réagit à la polémique suscitée par la nomination à la présidence de la cérémonie des César de Roman Polanski, qui a contraint le cinéaste à y renoncer.

Il y a vingt ans, Roman Polanski pouvait présider un jury de festival sans que personne ne s’en émeuve. Aujourd’hui, il renonce à présider la Cérémonie des César, du fait des protestations d’associations féministes, Polanski ayant été accusé de viol sur une mineure de 13 ans en 1977. Comment expliquez-vous le changement du regard de la société française ?

Puisque la décision est annoncée par Polanski, l’Académie des César pourra revendiquer de n’avoir pas cédé à la pression. Mais ce serait rester aveugle à ce qui a changé en France.

Pour le comprendre, il faut se reporter à l’affaire DSK. En mai 2011, le président du Fonds monétaire international, potentiel candidat à la présidentielle de 2012, est accusé d’agression sexuelle et de tentative de viol par une femme de chambre du Sofitel de New York. Je l’écrivais à l’époque, l’opposition entre l’Amérique du « sexuellement correct », censée confondre vie publique et vie privée, et la France « républicaine », attachée à les séparer, avait vécu. Cette affaire marquait « la fin de l’exception sexuelle ».

Or cette exception sexuelle renvoyait aussi, selon moi, à une exception culturelle. En 2009, lorsque Roman Polanski avait été interpellé à Zurich, sous le coup d’un mandat d’arrêt américain, il avait reçu le soutien de Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture, au nom de la France, et d’une sorte d’exception culturelle.

Dans la France des années 1970, les relations sexuelles avec des mineurs n’étaient pas forcément taboues, du moins quand elles étaient consenties…

Certes, notre regard sur la pédophilie a radicalement changé ; mais même dans les années 1970, Polanski était poursuivi. Il est donc difficile d’invoquer la liberté sexuelle de l’époque pour justifier le viol d’une mineure non consentante droguée à son insu. Reste aujourd’hui un argument : la liberté de l’art. Mais l’idée que les artistes ne seraient pas soumis à la loi sexuelle commune, que le sexe n’est pas politique, et que la France est un monde à part, appartient à une époque révolue.

Si la ministre des droits des femmes, Laurence Rossignol, a jugé « choquant » le fait de confier la présidence des César à Polanski, la ministre de la culture est apparue en soutien…

Pour Audrey Azoulay, comme pour l’ancienne ministre de la culture Aurélie Filippetti, c’est de l’histoire ancienne, comme s’il y avait prescription. Autant dire que le viol est important, sauf dans le monde de l’art, au-dessus de ces choses triviales. Aurélie Filippetti a même parlé du « droit absolu » de l’Académie de choisir Polanski. Certes, le choix est libre ; mais pourquoi choisir ce symbole-là ? Dire qu’il y a d’un côté le monde libre de la culture, et de l’autre les féministes qui protestent, revient à suggérer que la culture n’est pas féministe, et que le féminisme n’a pas sa place dans la culture.

Ce type de réaction pousse jusqu’à l’absurde la logique selon laquelle l’art échappe à la politique : il serait purement symbolique. Considérer que l’art est coupé du monde, c’est scier la branche sur laquelle il est assis ! Si l’art nous parle de la vie, c’est bien qu’il prétend rendre compte du monde ; il doit donc lui rendre des comptes.

La bataille s’est emballée sur les réseaux sociaux, comme si chaque camp détenait sa vérité, chacun dans sa bulle…

Je dirais les choses autrement. L’espace public n’est guère démocratique. Il est traversé par la domination : il exclut. Twitter, Facebook, etc., forment donc un contre-espace public dont la contestation finit par se faire entendre dans l’espace public dominant. Les exclus disent : moi aussi, j’ai ma place sur la scène médiatique. Ne me reléguez pas au rôle de public passif. Je fais partie des acteurs. On l’a vu au moment de l’affaire Exhibit B, du nom du spectacle de Brett Bailey, à l’automne 2014 : artistes et associations se sont indignés en découvrant cette installation de l’artiste sud-africain blanc, où des comédiens Noirs semblaient rejouer les « zoos humains » du passé. Ces activistes dénonçaient le monopole de la parole blanche sur des questions postcoloniales. Ils appartenaient au monde de la culture, mais celui-ci ne les voyait que comme « des Noirs ». L’espace public est aveugle à sa propre domination…

Cette nouvelle affaire Polanski s’inscrit aussi dans un contexte, où les femmes peuvent se sentir fragilisées dans leurs droits, qu’il s’agisse de l’avortement, des propos sexistes de Trump aux Etats-Unis, du vote en Russie d’une loi dépénalisant les violences conjugales, etc.

Au lendemain de la marche des femmes, le 21 janvier, le contexte compte. Trump a été élu grâce au vote des hommes blancs, malgré - pour certains à cause - de son sexisme. Si le monde de la culture, en France, s’obstine à dire que le féminisme n’a pas sa place dans le monde de l’art, dans les jurys ou les palmarès, et même lorsqu’il s’agit d’un viol sur mineure, alors, il court le risque de se « beaufiser », voire de se « trumpiser ».