La colonie israélienne de Maale Adumim, le 3 février 2017. | AHMAD GHARABLI / AFP

La Knesset a voté, dans la nuit du 6 au 7 février, une loi autorisant l’Etat israélien à s’approprier, contre compensation, des terrains privés palestiniens en Cisjordanie sur lesquels des Israéliens ont construit sans autorisation des colonies sauvages, ou avant-postes. Piotr Smolar, correspondant du Monde à Jérusalem, a répondu mercredi 8 février aux questions des lecteurs du Monde.fr sur cette décision très controversée.

DL : Bonjour, pourriez-vous expliquer comment ça se passe concrètement, et la chronologie avant le vote qui légalisera la colonisation ?

Piotr Smolar : Il n’y a pas de vote légalisant la colonisation. De fait, elle existe depuis cinquante ans, et elle est justifiée, encadrée, promue par un ensemble de textes. Il y a aujourd’hui en Cisjordanie près de 400 000 colons, un chiffre en pleine hausse.

Depuis 1967, les territoires palestiniens (moins la bande de Gaza depuis le retrait des Israéliens, en 2005) se trouvent soumis à la loi militaire israélienne, même si officiellement la zone A relève exclusivement de l’Autorité palestinienne (AP). C’est l’Administration civile (Cogat, qui dépend du ministère de la défense israélien) qui décide en matière d’autorisations de construction.

La loi votée lundi marque une rupture historique, car, pour la première fois, les députés israéliens s’accordent le droit de légiférer sur des terres situées en dehors d’Israël – même si bien entendu, en l’absence de règlement négocié avec les Palestiniens ou d’annexion pure et simple, cette frontière n’est pas clairement définie. Cette loi ouvre donc la voie à d’autres initiatives, voulues par la droite nationale religieuse, comme par exemple l’annexion de Maale Adumim, l’une des plus grandes colonies israéliennes, près de Jérusalem.

Barbapapa : Etant donné que le démantèlement des colonies et le retour des terres prises aux Palestiniens a toujours été un point sur lequel les deux parties n’ont jamais pu être d’accord, est-ce que cette loi ne met pas fin définitivement à tout espoir de paix ?

Bonne question. Derrière les communiqués des chancelleries occidentales (à l’image de celui diffusé au terme de la conférence de Paris, au début de janvier) se dessine un pessimisme généralisé. Tout le monde voit bien que la « solution à deux Etats », selon l’expression consacrée par les accords d’Oslo de 1993, paraît de plus en plus compromise.

Benyamin Nétanyahou, qui s’épanouit toujours dans l’ambiguïté, continue de prétendre publiquement qu’il est favorable à un Etat palestinien démilitarisé, qui reconnaisse Israël comme Etat juif. Mais ces mots sont vidés de leur sens par ses actions, par ses renoncements. Le projet de loi sur les avant-postes aurait pu être bloqué à un stade initial, mais le premier ministre ne l’a pas voulu. Notamment parce qu’il est obsédé par l’idée de ne pas perdre les faveurs de l’électorat des colons, très organisé et mobilisé.

Se1ng4lt : Peut-il exister un recours juridique d’ordre constitutionnel ? Existe-t-il des mouvements qui s’organisent sur place ? Des manifestations côté israélien ?

Nous allons entrer dans une phase judiciaire capitale. Deux ONG, Adalah et le Centre d’aide légale et des droits de l’homme de Jérusalem, sont les premières à avoir saisi la Haute Cour de justice afin de demander la censure de cette loi. Le procureur général a déjà fait savoir qu’il refusait de défendre le gouvernement à l’audience, chose rare. Il explique depuis plusieurs mois, comme l’avait aussi fait le premier ministre avant de changer d’avis, que cette législation pourrait accélérer ou donner lieu à des procédures devant la justice internationale contre les responsables politiques et militaires israéliens.

Mais la Haute Cour se trouve sous une pression considérable de la part de la droite nationale religieuse, qui pousse dans le sens d’une annexion de la Cisjordanie, ou tout du moins de la zone C (60 % du territoire palestinien). Plusieurs députés, comme Bezalel Smotrich (de la formation Foyer juif) envisagent une nouvelle initiative parlementaire pour surmonter une éventuelle censure et rétablir la loi. Il s’agit donc aussi d’un bras de fer entre pouvoir législatif et exécutif d’un côté, et judiciaire de l’autre.

Naftali Bennett, le leader du parti de droite radicale Foyer juif, àJérusalem, le 8 janvier 2017. | ABIR SULTAN / AFP

Pseudo404 : Comment l’opinion et des médias israéliens réagissent-ils à cette loi ?

L’opinion est très partagée. La seconde Intifada, au début des années 2000, a laissé un traumatisme collectif immense. Les cycles de négociations avec les Palestiniens, qui ont tous échoué, ont ensuite imprimé l’idée qu’il n’y avait pas d’interlocuteur sérieux, en face, avec qui discuter. En revanche, la question de l’annexion pure et simple de la Cisjordanie est loin de faire l’objet d’une approbation générale. Le prix à payer, en termes d’équilibre démographique, de budget, d’attentats, serait énorme.

L’opposition, et notamment le Parti travailliste, est inaudible, mais c’est déjà le cas depuis de longues années. Il existe un carré humaniste attaché à un Israël démocratique, tolérant et ouvert, incarné par des ONG et quelques médias comme le quotidien Haaretz. Mais ces voix ont tendance à dialoguer entre elles, à se lamenter de l’évolution de la société israélienne sans être capables de développer une vision, un programme majoritaire, sans parvenir à convaincre les très nombreux citoyens pessimistes mais pas idéologues.

Il est impressionnant de constater à quel point le camp national religieux, qui représente une minorité, domine sur le plan idéologique, en imposant sa vision, sa narration, à la fois sur le passé d’Israël et sur son futur. Y compris au détriment de la droite traditionnelle, du « canal historique » du Likoud. Une grande partie des députés de cette grande formation votent aujourd’hui main dans la main, sur les textes les plus sulfureux, avec leurs collègues du Foyer juif.

Curieux : Quelles possibilités aurait un successeur de Nétanyahou pour effectuer une « marche arrière » du processus de colonisation ?

La question n’est pas d’effectuer une marche arrière. Dans le scénario le plus optimiste, aujourd’hui bien improbable, il s’agirait d’appuyer sur le bouton « pause » pour arrêter le développement des colonies, surtout celles situées au-delà de la ligne verte [les frontières internationalement reconnues d’Israël]. Il existe un consensus général parmi les experts pour estimer que le démantèlement complet des colonies n’arrivera jamais.

Dans l’hypothèse d’un règlement négocié du conflit avec les Palestiniens, les fameux « blocs de colonies », comme Ariel ou le Goush Etzion, reviendraient très certainement à Israël. Le problème aujourd’hui réside dans l’immobilité diplomatique d’un côté, avec l’échec du dernier cycle de négociations parrainé par John Kerry [alors secrétaire d’Etat américain] au printemps 2014, et de l’autre, le grignotage continu des terres palestiniennes. La disparition de toute continuité territoriale sur le terrain, qui s’ajoute à la division entre la Cisjordanie et la bande de Gaza, signifierait la mort de la solution à deux Etats.

Des soldats de Tsahal montent la garde à proximité de l’endroit où un Palestinien a attaqué un Israélien, à Goush Etzion en Cisjordanie, le 24 février 2016. | Mahmoud Illean / AP

TL : La situation, notamment sécuritaire, en Israël risque-t-elle de se dégrader à la suite de ce vote ?

Faire des pronostics dans ce domaine n’a aucun sens. Je peux seulement partager avec vous les appréciations des hauts gradés de l’armée israélienne : ceux-ci notent une nette décrue des violences palestiniennes au cours de l’année 2016, après une fin 2015 terrible et une multiplication des attaques au couteau ou à la voiture bélier, menées pour la plupart par des individus isolés, sans attaches à une structure.

L’armée israélienne note aussi, à juste titre, l’énorme niveau d’exaspération des Palestiniens contre leurs propres dirigeants. Mahmoud Abbas est dans sa douzième année au pouvoir. Le système politique est atrophié, usé, ankylosé. Le niveau de corruption est élevé. Dans ces conditions, l’une des hypothèses que retient l’armée israélienne est une explosion de la rue palestinienne contre l’Autorité palestinienne. On voit déjà de nombreux affrontements et incidents dans les camps de réfugiés en Cisjordanie, à Ramallah ou à Naplouse, contre les policiers palestiniens. Et le cinquantième anniversaire de l’occupation [la guerre de Six-Jours, du 5 au 10 juin 1967], en juin, provoquera forcément un regain d’attention autour du sort réservé au peuple palestinien.

DL : Quand les colons s’installent, comment cela se passe-t-il en termes administratifs (permis de résidence, permis de construire s’ils en ont seulement besoin), et comment sont-ils accueillis par la population locale ?

On fait généralement la distinction entre les colonies et les avant-postes, ou colonies sauvages. Les colonies font l’objet d’une autorisation officielle du gouvernement israélien. Il n’y en a pas eu de nouvelle accordée depuis de nombreuses années. C’est pourquoi la décision prise par M. Nétanyahou de créer une nouvelle colonie, afin d’accueillir notamment les quarante-deux familles expulsées de l’avant-poste d’Amona il y a une semaine, marque aussi une rupture grave avec l’ère Obama.

Les avant-postes, eux, sont officiellement illégaux au regard même du droit israélien. Mais la réalité est plus complexe. Beaucoup ont été, au cas par cas, « blanchis ». Tous les colons qui y vivent (soit une centaine de petites communautés, constituées depuis le début des années 1990) bénéficient de la protection de l’armée, mais aussi de services publics, comme le raccordement à l’eau, à l’électricité, ou encore les bus scolaires.

La première fois que je me suis rendu dans un avant-poste, j’ai été stupéfait de découvrir, en son sein, une tourelle où vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des soldats israéliens montaient la garde. Sur ce point, l’ONG Breaking the Silence (« Rompre le silence »), composé de vétérans de l’armée, vient de publier un recueil de témoignages accablants de soldats racontant comment Tsahal est devenue une force de sécurité au service des colons.

Aflo : La Palestine n’a-t-elle pas son mot à dire concernant ces lois ?

Israël est la puissance occupante en Cisjordanie. Sur ce sujet, comme sur bien d’autres, le seul ministère dont disposent les autorités palestiniennes est celui des mots… Les dirigeants condamnent. Mais les circonstances leur sont extrêmement défavorables. Donald Trump n’affiche aucune sympathie ou intérêt pour la « cause palestinienne ». Les dirigeants européens sont divisés sur le degré de sévérité à exprimer, dans les mots et les actes, vis-à-vis d’Israël. Le simple étiquetage des produits fabriqués dans les colonies – qui n’est donc pas du tout un boycott – a déjà provoqué de telles émotions entre l’UE et Israël que Bruxelles hésite à aller plus loin.

Benyamin Nétanyahou à Londres, le 6 février 2017. | KIRSTY WIGGLESWORTH / AFP

TOM : L’ONU a-t-elle les moyens de ses affirmations, au niveau des conséquences juridiques de l’occupation ? L’Etat israélien n’applique pas les résolutions de l’ONU et semble souvent les ignorer…

On peut se demander en effet si le vote de la résolution 2334, le 23 décembre 2016, par le Conseil de sécurité de l’ONU, condamnant la colonisation, n’est pas le chant du cygne de l’entreprise diplomatique visant à promouvoir la solution à deux Etats. Donald Trump a critiqué l’abstention décidée par Barack Obama, qui a permis l’adoption de cette résolution. La droite israélienne est aujourd’hui dans une sorte de vertige euphorique, avec le sentiment que le parapluie diplomatique américain sera plus large et plus fort que jamais.

Attendons à ce sujet de voir ce que Donald Trump dira, lors de sa rencontre avec Nétanyahou à Washington, le 15 février. Mais l’absence de condamnations officielles américaines, après les deux annonces massives de constructions dans les colonies par le gouvernement israélien, n’incite pas à l’optimisme.

For Peace : Une solution à un seul Etat (avec mêmes droits civiques pour tous, retour des réfugiés…) est-elle envisagée ?

Elle est envisagée, au défi de toute logique. Ceux-là mêmes qui défendent le caractère juif de l’Etat d’Israël envisagent une annexion de la Cisjordanie. Mais comptent-ils pour autant donner des droits politiques aux Palestiniens ? Non. Sinon, les juifs risqueraient de se retrouver en minorité à terme. De leur côté, certains Palestiniens, qui ont fait leur deuil d’un Etat, défendent l’idée d’un nouveau combat pour les droits civiques à l’intérieur d’Israël.

Au sein de la droite nationale religieuse, notons une différence au sein du même parti, le Foyer juif, entre son chef Naftali Bennett et la jeune étoile montante, Bezalel Smotrich, le porte-voix des colons. Bennett réclame l’annexion de la zone C, et une « Autorité palestinienne sous stéroïdes » ailleurs, c’est-à-dire un simili-Etat palestinien, largement soutenu par des investissements dans les infrastructures et de meilleures possibilités d’embauche.

Smotrich, lui, veut aller jusqu’au bout : pour lui, « les Palestiniens » n’existent pas en tant que peuple. Il veut que le retour des juifs en Cisjordanie se fasse complètement. Dans son esprit, la population arabe profitera de nombreux avantages avec la souveraineté israélienne, sans avoir le droit de voter.

Benjamin V : Comment le mouvement BDS (boycott-désinvestissement-sanctions) est-il perçu en Israël ?

Il est très difficile de dire quelle méthode, quels mots, quels outils seraient efficaces pour encourager le gouvernement israélien sur la voie d’une solution négociée. J’attire votre attention sur le consensus qui unit sans nuance la coalition au pouvoir et l’opposition contre le mouvement BDS. L’un des discours les plus durs sur ce sujet a été tenu par Isaac Herzog, le chef des travaillistes.

Plus généralement, les partisans du BDS sont dénoncés comme des activistes voulant délégitimer Israël, lui niant le droit à exister. L’accusation d’antisémitisme vient souvent derrière. Elle est parfois justifiée : il existe une forme d’antisémitisme rance, qui avance masqué sous couvert de critiques contre le gouvernement israélien. Mais elle est aussi bien commode, chez certains dirigeants, pour nier la pertinence de toute discussion sur l’occupation, sa durée, son coût, ses violences, son système d’autojustification, les dommages qu’elle inflige à la réputation d’Israël.