LA LISTE DE NOS ENVIES

Un recueil de nouvelles dont l’Argentine est le personnage principal, vingt-quatre heures de la vie d’une femme sous la plume de Graham Swift, un récit sur la difficulté d’écrire et le livre d’Annick Duraffour et Pierre-André Taguieff sur l’antisémitisme de Céline sont au menu de La Matinale de ce jeudi.

ROMAN. « Le Dimanche des mères », de Graham Swift

Nous sommes dans l’Angleterre rurale, un jour de 1924. Un jour particulier que l’aristocratie appelle le « dimanche des mères » et au cours duquel les maîtres donnent congé aux domestiques pour qu’ils aillent rendre visite à leurs parents.

Mais Jane Fairchild, elle, n’a pas de famille. Orpheline, elle a été placée comme bonne et est tombée amoureuse de Paul, un fils de famille devenu son amant caché. Ce sera là leur ultime rendez-vous, car Paul s’apprête à épouser Emma, une jeune femme de sa classe, quelques jours plus tard.

Dans sa version anglaise, ce Dimanche des mères commence comme un conte. « Tu iras au bal », promet la phrase de Cendrillon placée en exergue. Entre le début et la fin, il y a juste un dimanche. Vingt-quatre heures de la vie d’une femme. Un concentré de ses désillusions, de ses espoirs, de ses découvertes, de ses lectures… et puis un deuil qui la conduira à une étrange « sensation d’être en vie ». A peine 140 pages. Et un travail d’orfèvre sous la plume fine et subtile du grand Graham Swift, l’un des meilleurs auteurs, aujourd’hui, chez nos voisins anglais. Florence Noiville

Gallimard

« Le Dimanche des mères » (Mothering Sunday), de Graham Swift, traduit de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek, Gallimard, « Du monde entier », 142 pages, 14,50 €.

NOUVELLES. « Ce que nous avons perdu dans le feu », de Mariana Enriquez

Un enfant de toxicomane à la saleté répugnante disparaît dans un quartier mal famé de Buenos Aires. Une femme au corps affreusement brûlé harangue les passagers du métro de la capitale… Tels sont quelques-uns des nombreux « monstres » qui peuplent Ce que nous avons perdu dans le feu. Tous, à leur façon, comme El Petiso, un très jeune tueur en série, évoquent « le côté obscur de l’orgueilleuse Argentine (…), un présage du mal à venir ».

En douze nouvelles d’un noir féroce, dont plusieurs s’appuient sur des faits divers réels, ce livre d’horreur, mélange d’Edgar Poe et de Stephen King, ressuscite les peurs d’un pays qui ne s’est pas encore remis de la dictature militaire (1976-1983). D’un trait acéré, jouant sur l’oralité du style, Mariana Enriquez exhume les oubliés de l’Histoire et du présent.

Narrés, pour la plupart d’entre eux, par une voix féminine, ces contes cruels ont en commun l’évocation des corps maltraités et des disparitions inexpliquées. Sondant les quartiers déshérités, l’auteur donne à voir, sous une lumière crue, les atrocités qui s’y déroulent, dans l’indifférence des politiques : la drogue, la prostitution de mineurs, les bavures policières impunies… Un condensé cathartique et puissant des terreurs contemporaines occidentales. Ariane Singer

Le Sous-sol

« Ce que nous avons perdu dans le feu » (Las cosas que perdimos en el fuego), de Mariana Enriquez, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet, Le Sous-sol, 240 pages, 19 €.

RECIT. « La Distance de fuite », de Catherine Safonoff

C’est à l’occasion d’une lecture publique. L’auteure retrouve des amis, des connaissances, le milieu littéraire genevois. Elle croise Vico : « Il regrettait que j’oscille entre fiction et essai, entre anecdote et morale, je suis selon lui une moraliste, mais je manque de structure. »

Un peu plus tôt, elle s’était interrogée sur les raisons qui lui avaient fait rater son premier texte, dans les années 1960. Safonoff est une écrivaine dont la matière est l’impossibilité d’écrire, racontant la pénibilité des pages recommencées et des idées qui fuient, dans des pages paradoxalement admirables et pas du tout percées.

« Tout ce que j’écris, depuis le début, que la critique a classé comme autobiographique, est avant tout une longue lettre au lecteur. » Et, en effet, parmi toutes les personnes qui sillonnent La Distance de fuite, comme Pascal Quignard ou Annie Ernaux, il y a surtout nous, lecteurs, qui sommes invités à remonter cette mémoire en colimaçon, qui, en revenant à la première page, la comprenons tout différemment de la première fois et qui, au fur et à mesure que le texte nous accueille, sommes mieux pénétrés de son effet poétique. Eric Loret

Zoé

« La Distance de fuite », de Catherine Safonoff, Zoé, 336 pages, 18,50 €.

HISTOIRE. « Céline, la race, le juif », d’Annick Duraffour et Pierre-André Taguieff

Céline (1894-1961), l’un des auteurs les plus marquants du XXe siècle, est devenu un pamphlétaire antisémite pronazi à partir de Bagatelles pour un massacre (Denoël, 1937). Mais le contexte de cette « conversion » demeurait suffisamment trouble pour prêter à toutes sortes d’édulcorations, y compris de bonne foi.

Dans le passé, les plus laxistes, comme André Gide, ont pu soutenir que Céline n’aurait pas cru à ses propres éructations antijuives, tandis que les moins suspects d’indulgence à la judéophobie, comme Jean-Paul Sartre, l’ont attribué à la vénalité du personnage.

Avec la somme Céline, la race, le juif, le philosophe Pierre-André Taguieff, spécialiste de l’histoire de l’antisémitisme, et Annick Duraffour, agrégée de lettres modernes, mettent un terme à ce débat ancien.

Oui, démontrent-ils, Céline a bien cru à ce qu’il écrivait. Sa prose reproduit jusqu’au plagiat la doxa d’un marigot antijuif dans les années 1930. Contre les tenants de l’antisémitisme politique, notamment les « plumes » de l’Action française Charles Maurras et Léon Daudet, Céline prône un antisémitisme purement racial. Par sa fréquentation du fasciste canadien Adrien Arcand et des nationalistes flamands et bretons, il est même devenu une figure centrale et internationale au sein de cette tendance d’admirateurs d’Hitler.

Sous l’Occupation, loin d’être en retrait, Céline ne se contente pas de noircir du papier. Il moucharde auprès du service du renseignement allemand. Après-guerre, il n’oublie ni n’apprend rien. Dans ses écrits « politiques », Céline a donc fait œuvre de militant et non de provocateur. La légende de l’opportunisme littéraire est ébranlée. Céline n’avait pas besoin d’être « payé » pour haïr. Nicolas Weill

Fayard

« Céline, la race, le juif. Légende littéraire et vérité historique », d’Annick Duraffour et Pierre-André Taguieff, Fayard, 1 178 pages, 35 €.