Le « marché aux mèmes », quand la culture Web joue à la Bourse
Le « marché aux mèmes », quand la culture Web joue à la Bourse
Par Perrine Signoret
Le marché de ces montages humoristiques a ses monnaies virtuelles, ses experts financiers et même sa propre institution de régulation, le Nasdanq.
Pepe The Frog est l’un des mèmes les plus populaires sur Internet. | Matt Furie & Les Internets
Le mème de gros chat blanc pixelisé laisse l’analyste dubitatif. « Vous devriez tenter votre chance sur le marché standard, et notamment sur Facebook, conseille ce dernier. C’est un peu périmé, vous ne ferez pas vraiment de profit ici. » Un autre anonyme renchérit : « Il avait une valeur intéressante au départ, mais c’est du déjà-vu. [On] n’en achètera pas un autre. »
Plus bas sur le même sous-forum de Reddit, Beyoncé, elle, cartonne. Avec plus de 160 votes en sa faveur, Queen Bey, culotte de satin bleu et mains posées sur son ventre rebondi pour mieux souligner sa grossesse, caracole même en tête du classement des photos les plus en vogues du moment.
La photo postée par Beyoncé sur les réseaux sociaux pour annoncer sa grossesse est devenue mème. | Reddit
Chaque semaine, des centaines de mèmes comme celui-ci voient le jour. Et s’il ne s’agissait au départ que de simples photographies ou dessins détournés à l’aide d’une petite légende humoristique, certains internautes semblent avoir pris la chose très au sérieux.
Sur Reddit, a ainsi été créée « L’économie du mème », un sous-forum sur lequel plusieurs dizaines de milliers de personnes s’échangent ces images comme l’on échangerait des vignettes Panini. Chacun peut poster ses propres créations, et obtenir l’avis d’un « expert », ou celui d’autres anonymes. Il est également possible de voter à chaque fois, en cliquant sur de petites flèches, l’une vers le haut, l’autre vers le bas, ce qui permet de se faire une idée du potentiel de notre mème (et ensuite de mieux négocier sa revente).
Redonner aux mèmes toute leur légitimité
C’est en août 2016 que deux Américains, Brandon Wink et Ron Vaisman, ont mis au point ce système.
Joint par téléphone, Brandon Wink, 26 ans, raconte que l’idée d’une telle plateforme « existait déjà depuis un bon moment ». « Ça amusait les gens d’en parler, d’imaginer transformer les mèmes en une sorte de monnaie, se souvient-il. Et puis, c’est vraiment devenu plus concret avec la campagne présidentielle. Le mème a été détourné de son but original, certains ont essayé d’en faire un vecteur de haine. C’est à ce moment-là qu’on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose pour contrer cette vague, et leur redonner de la légitimité ».
L’étudiant à l’Université de Floride a lui tout suite senti « le gros potentiel » du projet, passé d’un « genre de blague » à une quasi-encyclopédie du social en ligne. C’est du moins ce qui ressort de son analyse, racontée avec un sérieux notable.
« L’actu, ça va, ça vient, on se lasse d’un événement au bout d’une semaine. Quand il fait l’objet d’un mème, il peut rester populaire pendant des mois. Au fond, les mèmes, comme une œuvre d’art ou la musique, sont un reflet de la société, l’un des rares moyens de mesurer la manière dont l’Internet réagit. Peut-être que, dans quelques années, on regardera nos collections, qu’on avait faites pour rire, et on se dira “ah tiens, je me souviens de ça” [grâce aux mèmes]. »
Convaincu du bien-fondé de l’économie du mème, le jeune homme continue d’en développer les ramifications. Il est notamment l’un des dix membres du Nasdanq, une institution dématérialisée chargée le réguler le marché, qui surveille les fluctuations, évalue les images en fonction de leur rareté, et repère parmi elles les vedettes de demain.
Du Nasdanq au Pepe Cash
Le Nasdanq, confie l’étudiant, serait amené à très vite évoluer, tout comme le sous-forum Reddit. Mais il l’assure, tout ceci doit malgré tout rester « un jeu ». Les règles ? Point trop n’en faut : les internautes « s’en lasseraient très vite et se rebelleraient ». L’argent ? Des dons pour soutenir le projet, « pourquoi pas », mais la monnaie d’échange restera uniquement virtuelle et surtout, fictive.
Un avis que d’autres ne semblent pas partager… Car « l’économie du mème » de Brandon Wink n’est pas la seule à s’être développée. Sur Telegram, une application de messagerie, on trouve ainsi le « Rare Pepe Trader Group », 628 membres au compteur (dont « une dizaine » de Français selon ses membres).
Un mème de Pepe The Frog à l’effigie de Donald Trump, certifié « rare ». | Rare Pepe Directory
S’y négocient des mèmes uniquement à l’effigie de Pepe The Frog, une petite grenouille verte imaginée en 2005 par Matt Furie, et depuis devenue icône sur la toile. Mais ici, plus question de plaisanter. Chaque vignette s’achète et se vend avec des Pepe Cash, une crypto-monnaie mise en route pendant l’été 2016, et convertible en Bitcoins, eux-mêmes convertibles en dollars.
La valeur de la « rareté »
Lundi 13 février, à 16 h 49, elle dépassait en termes de capitalisation la barre des deux millions de dollars. Ce qui signifie, en d’autres termes, que celui ou celle qui voudrait s’acheter l’intégralité des mèmes de Pepe disponibles, devrait débourser cette somme.
Le 13 février, le « Pepe Cash » atteignait les deux millions de dollars de capitalisation. | Coin Market Cap
Nimity Nymz, un musicien et styliste londonien, a été piqué par la folie amphibienne en septembre 2016, un peu par hasard. Il n’avait, dit-il, jamais entendu parler de « Pepe » avant d’avoir visionné sur YouTube une vidéo dans laquelle le concept était expliqué. « J’ai immédiatement été intrigué, se rappelle le trentenaire, alors j’ai fait plus de recherches sur le sujet. J’ai intégré le chat sur Telegram, et j’ai tout de suite été saisi par l’esprit de générosité du groupe. »
Neuf mèmes originaux vendus (et trois achetés) plus tard, celui qui se définit désormais comme un « commerçant » juge toujours le concept aussi prometteur. Voire plus. « Je pense que ce ne sont que les débuts d’une industrie, c’est révolutionnaire, confie-t-il ainsi plein d’espoir. A vrai dire, je suis persuadé qu’un jour, je pourrais même vivre de mon business de Pepe. » Selon lui, certains mèmes se seraient effectivement vendus à plus de 750 dollars pièce.
Qui dit succès, dit aussi détracteurs… Parmi eux, il y a d’abord ceux qui trouvent idiot de dépenser de l’argent pour acheter une image qu’ils pourraient obtenir en une simple capture d’écran. « Mike » aka « Nola1978 », créateur du Rare Pepe Directory, et à la fois musicien et graphiste, réfute toutefois cette hypothèse. Il assure que le fait de passer par le système de blockchain de Bitcoin rendrait toutes les transactions « rares et traçables » et que, de fait, il serait possible de prouver que l’on détient l’original, et non une pâle copie.
« Nous sommes loin des suprémacistes blancs »
Ce qui semble en revanche le préoccuper davantage, ce sont les réappropriations, par des militants pro-Trump et d’extrême-droite des mèmes autour de Pepe (et des autres).
« Nous sommes un groupe ouvert et tolérant, scande à ce propos un collectionneur sur Telegram, loin des suprémacistes blancs. » « Make Pepe great again ! », ajoute un dénommé Django.
Du côté de Reddit, même son de cloche. S’il défend fermement la liberté d’expression, Brandon Wink s’attache à modérer chaque mème qui véhicule un message de haine ou de violence. Avant de concéder à demi-mot, qu’il est presque impossible de tout contrôler… « Si on essaye de dire qu’il ne doit pas être autorisé parce qu’il nous blesse, les gens vont vouloir le diffuser encore plus », explique-t-il à ce propos. Pas de quoi entacher pour autant l’optimisme débordant des adeptes du marché du mème, qui fêteront dans quelques jours ses six mois d’existence.