Mamadou Sinsy Coulibaly, patron libéré dans un Mali libéral
Mamadou Sinsy Coulibaly, patron libéré dans un Mali libéral
Par Pierre Lepidi (envoyé spécial à Bamako)
Connu pour son franc-parler, le président du groupe Kledu dirige le patronat malien. Parti de rien, il est devenu l’un des hommes les plus influents du pays, une casquette toujours vissée sur sa tête.
Son intervention avait provoqué un moment de flottement dans la salle, un peu de gêne aussi. « Au Mali, il n’y a pas la culture du travail, avait lancé Mamadou Sinsy Coulibaly, au cours d’une conférence de presse organisée à Bamako le 13 janvier lors du forum économique Afrique-France. Au niveau de l’administration publique, on travaille très peu. Quand il y a un décès ou un baptême, on a droit à une semaine. Si on y ajoute les jours fériés, les fêtes nationales, les arrêts maladies et un tas de réunions inutiles et interminables, on arrive à quatre mois de travail par an. Tout cela pèse très lourd sur nos entreprises. » Assis à sa droite, Pierre Gattaz, patron du Medef, avait dressé l’oreille et esquissé un sourire.
L’ultralibéral Mamadou Sinsy Coulibaly préside depuis octobre 2015 le Conseil national du patronat du Mali (CNPM). Avec cette forme d’autorité naturelle que l’on retrouve chez les sages africains, il s’exprime lentement, d’une voix monocorde. Que l’on adhère ou pas à ses idées, l’homme a un don pour capter l’attention. « Lorsque, pendant le déjeuner, il avait lu à la trentaine de chefs d’Etat et de ministres la liste des recommandations des patronats africains et français, il régnait un silence incroyable, se souvient Patrice Fonlladosa, président du comité Afrique de Medef International. Il dit toujours ce qu’il pense, de façon parfois un peu cash. » Agé de 60 ans, une casquette toujours vissée sur la tête, Mamadou Sinsy Coulibaly est d’allure discrète. Il est pourtant l’un des hommes d’affaires les plus riches et les plus influents du Mali.
« Se fier au bout de son nez »
Président fondateur du groupe Kledu, son empire très diversifié s’étend de l’imprimerie numérique aux médias (Malivision, Radio Kledu, Kledu Events…), en passant par le tourisme (Tam Voyages), l’assurance, l’agrobusiness, la restauration, la distribution de courrier ou les nouvelles technologies. Il est un touche-à-tout de l’entreprise qui assure « marcher au feeling, se fier au bout de son nez ». Le groupe Kledu, qui porte le prénom de sa mère et de sa fille, emploie 1 800 personnes et compte aujourd’hui une cinquantaine de de sociétés au Mali, dont la plus importante est Malivision qui présente un chiffre d’affaires annuel de 25 millions d’euros.
Dans l’hôtel discret du VIIe arrondissement de Paris où il a ses habitudes – « tout le monde me connaît ici, je me sens en famille et il y a du personnel malien » – l’ancien mécanicien se montre humble et décomplexé. « J’ai toujours été motivé pour faire un tas de choses. Dès qu’il y a une opportunité qui se présente, je monte, je fonce. Il n’y a pas de calcul de rentabilité, jure-t-il. Je suis un employeur qui ne gère rien du tout. Je ne fais que lancer des challenges. »
L’homme a du bagou et de l’imagination à revendre. Après des études à Mopti puis à Bamako, il arrive à Paris où il explique avoir commencé sa carrière d’homme d’affaires en créant une société de surveillance au milieu des années 1970 « dans l’un des quartiers les plus chauds du nord de la capitale ». « Les supermarchés étaient souvent menacés par des petits bandits, se souvient-il. J’ai eu l’idée de demander à des copains comédiens de jouer aux gendarmes et aux voleurs à l’intérieur du magasin, puis de provoquer de fausses arrestations musclées près des caisses afin de dissuader les vrais voleurs de piquer dans les rayons… Ça a bien marché mais, au bout d’un an, le directeur du supermarché, sous la pression de diverses associations, a fini par arrêter le contrat. »
« Des enterrements à l’africaine »
Il migre ensuite aux Etats-Unis où il crée une entreprise de pompes funèbres « spécialisée dans les enterrements à l’africaine ». Il revend la société deux ans plus tard avec une belle plus-value et investit dans une compagnie aérienne à Haïti. De retour au Mali en 1979, il lance Sahel Musique, une entreprise spécialisée dans la vente de matériel vidéo et prend des parts dans des sociétés immobilières, d’assurances… Au début des années 1990, après la chute du régime de parti unique, il participe à l’émergence du mouvement démocratique au Mali en investissant notamment dans les médias. « Radio Kledu a de gros moyens et joue la carte du professionnalisme, écrit Le Monde, dans un reportage signé de Bamako en 1993. Elle appartient à un richissime homme d’affaires dont le but, semble-t-il, est de se faire connaître et de gagner de l’influence plus que de l’argent. »
Quand on lui parle de corruption ou de mauvaise gouvernance, le natif de Dakar dénonce le secteur public et la classe politique. « Les sociétés qui viennent investir au Mali se jettent dans les mains des fonctionnaires qui sont corrompus, assure t-il. Ce n’est pas le privé, ni la société civile qui le sont mais le domaine public, en tout cas un certain nombre d’entremetteurs qui traînent dans les ministères et font croire qu’ils ont accès aux ministres, au président de la République… Ils disent qu’il faut graisser [corrompre] à droite, graisser à gauche. Il est possible de faire des affaires ici sans graisser qui que ça soit ! Dans les ministères où, contrairement à ce que j’ai dit, on travaille moins que quatre mois par an, vous risquez de vous faire plumer de la plus belle façon qui existe. »
Farouche défenseur du compagnonnage, celui que tout le monde surnomme « Coulou » se présente en garant de la réussite des affaires au Mali. Selon lui, il y a tout à faire dans ce pays « où tous les secteurs sont actuellement porteurs : de la santé à l’agroalimentaire en passant par le bâtiment… Je suis prêt à accompagner personnellement tous ceux qui veulent créer leur entreprise, la développer et gagner leurs premiers sous. Il faut placer l’entreprise au centre de l’économie de ce pays. » Même dans le centre du Mali qui, après le nord, menace de s’embraser ? « La situation sécuritaire n’est pas bonne selon les critères européens, admet-il. A l’exception du tourisme, il y a tout à faire ou à refaire. De la maternité au cimetière… »
« Il met parfois les pieds dans le plat »
Un tel engouement pour l’entreprenariat n’a pas laissé insensible Pierre Gattaz, son homologue français. Les deux hommes s’apprécient et se sont vus à plusieurs reprises dans le cadre de la préparation du forum économique organisé la veille du sommet politique Afrique-France de mi-janvier. « L’apport de Mamadou Sinsy Coulibaly a été extrêmement précieux pour la réussite de ce sommet qui a rassemblé plus de 500 participants, assure celui qui entend désormais faire du continent africain une priorité du Medef. C’est un autodidacte, un homme de passions et de convictions. Il met parfois les pieds dans le plat, mais il faut le faire pour que les choses avancent. »
Le patron des patrons français n’a pas oublié cette anecdote racontée par M. Coulibaly lors de la fameuse conférence de presse du vendredi 13 janvier. Le propriétaire de Kledu avait confié que, pour faire venir un ministre à sa radio et lui poser des questions sur son action, il avait demandé à un journaliste de raconter à l’antenne que l’homme avait écrasé un chien avec son véhicule avant de prendre la fuite, une histoire vraie selon lui. Critiqué par les auditeurs, le ministre en campagne était venu raconter sa version de « l’accident » puis… répondre à toutes les questions des journalistes sur sa politique.
« Les politiciens ne viennent jamais devant la presse et n’ont aucune considération, aucune méthode pour s’approcher de la population une fois qu’ils sont élus, déplore le président du CNPM qui assure n’avoir jamais été tenté par ce milieu. Ils s’éloignent du peuple, de l’entreprise. On a beau les appeler après un attentat, personne ne répond. Ils viennent devant les micros et lorgner nos portefeuilles seulement pour demander de l’aide. »
« Pionnier des “business angels” »
En 2005, le groupe Kledu a acheté 300 hectares de terrain à une trentaine de kilomètres de Bamako dans le but d’encourager le développement socio-économique de la région. C’est aujourd’hui un complexe où l’on pratique l’élevage (il y a notamment 3 000 autruches), l’apiculture, l’agriculture biologique et la laiterie. Le groupe a également beaucoup misé sur le numérique. « Le digital fait partie de ses priorités, indique Mohamed Diawara, président de la Fédération des entreprises informatiques du Mali. Il accompagne le développement de l’emploi des jeunes. » « Il a été le pionnier des “business angels” [investisseurs providentiels] dans ce pays, ajoute Mahamat Traoré, président du Conseil national de la jeunesse du Mali. En tant que président du CNPM, il a lancé plusieurs initiatives pour les jeunes entrepreneurs dont il est devenu une sorte de mentor. »
Il n’y a aucun signe extérieur de richesse chez Mamadou Sinsy Coulibaly que tout le monde s’accorde à considérer « comme un homme simple ». « Il serait indécent de rouler dans une voiture qui coûte 100 000 euros dans un pays où le salaire minimum est de 100 euros », argue-t-il. Faut-il voir comme un paradoxe l’immense bâtisse de plusieurs dizaines de pièces dans lequel il habite au centre de Bamako, qui a accueilli près de 300 personnes en clôture du sommet Afrique-France et compte même quelques crocodiles au milieu du jardin ? « Cette maison de style baroco-roccoco-soudano-sahélien n’est pas un héritage, répond-il, avec cette voix toujours posée. J’ai mis trente ans pour la construire. Avec ce bâtiment, je veux montrer qu’on peut faire de grandes choses sur ce continent et même construire des châteaux, comme en France entre le XVe et le XVIIe siècle. Au Mali, on peut gagner beaucoup d’argent, mais il faut beaucoup travailler. »