En 2030, l’espérance de vie atteindra 90 ans… ou pas
En 2030, l’espérance de vie atteindra 90 ans… ou pas
Par Nathaniel Herzberg
Modèle parfait ou « fausse science » : l’article publié, mercredi 22 février, dans la revue « The Lancet » est largement contesté.
La doyenne des Français Honorine Rondello, 113 ans, embrassée par sa fille Yvette à Saint-Maximin-La Sainte-Baume (Var) le 7 septembre 2016. | BORIS HORVAT / AFP
Sur la planète scientifique, ce genre d’étude ne passe jamais inaperçue. Compte tenu de son sujet, il offre même la promesse d’en dépasser largement les frontières, tant est vive la quête d’une vie plus longue. La prestigieuse revue médicale The Lancet l’a bien compris. Mercredi 22 février, une équipe de l’Imperial College de Londres y annonce qu’à l’horizon 2030 plusieurs pays développés pourraient voir leur espérance de vie flirter avec la barre des 90 ans pour les femmes, et 85 ans pour les hommes.
Consacrant la Corée du Sud comme futur champion toutes catégories du grand âge – suivie chez les femmes de la France et du Japon ; chez les hommes de l’Australie et de la Suisse – l’étude annonce en outre avoir élaboré un nouveau modèle à la fiabilité inégalée, fruit de l’application à la démographie de méthodes mathématiques pointues.
« Notre objectif était de parvenir à dépasser les éternelles querelles de modèles », explique Majid Ezzati, le coordinateur de l’étude. Pour cela, les chercheurs britanniques ont fait la synthèse de vingt et une prédictions de l’espérance de vie future réalisées à travers le monde et le temps par des équipes de démographes.
Prévoir le futur à partir des données du passé
Une synthèse ambitieuse, réalisée en trois temps. Ils ont d’abord rassemblé les statistiques sur l’espérance de vie entre 1985 et 2013 dans trente-cinq pays développés. Ils ont paramétré les vingt et un modèles à partir des données recueillies entre 1985 et 2000, et comparé les prévisions que chacun d’entre eux fournissait avec les chiffres réels enregistrés dans les trente-cinq pays entre 2001 et 2013. Ils ont ensuite classé les différents modèles et leur ont attribué, à chacun – c’est la deuxième phase –, un poids particulier afin d’établir leur synthèse : un modèle performant devait peser lourd, un autre trop éloigné de la réalité beaucoup moins.
Enfin, ils ont fait tourner cette nouvelle construction sur les années 2017-2030 en établissant chaque fois la probabilité d’un résultat futur – ici, une espérance de vie donnée – d’avoir lieu. Un raisonnement d’ensemble qu’ils qualifient de « bayesien », raisonnement statistique qui, de façon probabiliste, prévoit le futur à partir des données du passé. Ainsi, il y a 90 % de chances que l’espérance de vie des femmes sud-coréennes en 2030 soit supérieure à 86,7 ans ; 57 % qu’elle dépasse 90 ans. Le chiffre finalement annoncé dans l’étude est donc celui pour lequel la probabilité est de 50 %.
La Corée, future championne du monde de la longévité
Forts de cette construction méthodologique, l’équipe de l’Imperial College annonce des résultats marquants. Avec 90,82 ans chez les femmes et 84 ans chez les hommes, ils placent la Corée comme la future championne du monde de la longévité. Entre 2010 et 2030, les femmes de ce pays pourraient gagner 6,6 ans d’espérance de vie – la plus forte croissance –, les hommes un peu moins de 7 ans, devancés par les seuls hommes hongrois (+ 7,5 ans), qui partent cependant de beaucoup plus loin.
Derrière les Coréennes, on trouve les Françaises (88,55 ans) et les Japonaises (88,41 ans). Les auteurs soulignent les bonnes progressions des Mexicaines, des Portugaises et des Slovènes. Chez les hommes, ce sont les Australiens (84 ans) et les Suisses (83,95 ans) qui complètent le podium. Les mâles français pointent loin derrière, à la 17e place, avec 81,74 ans. En vingt ans, leur espérance de vie devrait augmenter de moins de 3,8 ans. Cette fois, les auteurs soulignent les gains attendus des Danois, des Irlandais et de trois pays d’Europe centrale (Slovénie, Pologne, Slovaquie).
Dans cette prévision, les Etats-unis font triste figure. Les Américaines devraient passer de la 25e à la 27e place. Quant à leurs homologues masculins, l’étude prévoit pour eux une chute de la 23e à la 26e place. « Les pays ont souvent des forces et des faiblesses sur le plan sanitaire, explique Majid Ezzati. En France, l’obésité reste faible, la mortalité routière a baissé, le bindge drinking [bitures express] moins répandu qu’ailleurs. Et votre Sécurité sociale prend en charge tout le monde. Mais votre politique contre le tabac est médiocre, contrairement à celle des Australiens. Les Américains sont mauvais presque partout : obésité, accès aux soins, morts violentes, politique environnementale… »
Baisse de l’espérance de vie outre-Atlantique
Pour Jay Olshansky, professeur de santé publique à l’université d’Illinois, ces résultats sont encore bien trop flatteurs. L’un des premiers, il avait annoncé, il y a plus de dix ans, le fléchissement à venir de l’espérance de vie aux Etats-Unis. Il s’appuyait non pas sur les courbes de mortalité mais sur la situation sanitaire des Américains, plus particulièrement l’explosion de l’obésité. Les faits lui ont donné raison.
Depuis quatre ans, l’espérance de vie n’a plus augmenté outre-Atlantique. Elle a même fléchi. Compte tenu de l’état sanitaire des enfants ou encore de l’augmentation massive de consommation de médicaments opiacés et des overdoses qui en découlent, l’épidémiologiste est convaincu que « la chute va se poursuivre ».
C’est l’ensemble du modèle que M. Olshansky dénonce : « On parle ici d’un phénomène biologique. Or les auteurs oublient complètement les observations sur l’état sanitaire des cohortes, qui portent en elles la mortalité à venir. » L’universitaire américain appuie : « C’est comme conduire une voiture en regardant juste dans les rétroviseurs, et se sentir beaucoup plus confiant parce qu’on a plein de rétroviseurs au lieu d’un seul. Ils vont très rapidement tomber de la falaise. Les autorités américaines ont commis la même erreur il y a quinze ans, comme elles se sont trompées sur la mortalité par le diabète, en ignorant l’épidémie d’obésité qui était sous leur nez. »
Un archétype de la « fausse science »
Adversaire historique de Jay Olshansky, convaincu que l’espérance de vie va poursuivre sa croissance, le démographe Jean-Marie Robine, directeur de recherche à l’Inserm, est tout aussi critique vis-à-vis de cette publication. Il y voit même l’archétype de la « fausse science » : « Ils croient avoir trouvé le Graal, dit-il. C’est absurde. Un modèle n’est qu’une ligne d’horizon. Une projection dans laquelle on suppose que l’avenir va ressembler au passé. Ensuite, on commence à travailler, on regarde les autres éléments qu’il faut prendre en considération, l’état sanitaire, l’avancement de la recherche, la situation sociale… Leur modèle est meilleur que les autres ? C’est possible. Ils l’ont même calculé. Mais penser qu’un modèle, aussi élaboré soit-il, peut prévoir l’avenir, c’est une incompréhension de fond sur le rôle d’une projection. »
Le démographe illustre sont propos : « La Corée du Sud rattrape son retard de façon spectaculaire, comme le Japon il y a vingt ans. Mais aujourd’hui le Japon marque le pas. Qu’en sera-t-il de la Corée ? Ils ne le savent pas, moi non plus. Il y a trente ans, certains avaient fixé des limites d’espérance de vie, on s’en croyait proche mais la croissance a continué. Aujourd’hui, on a tous tendance à laisser filer, penser que ça va se poursuivre, et je le pense également, mais on se trompe sans doute aussi. »