Le fémur de l'"Homme d'Ust'Hishim", un Sibérien vieux de 45 000 ans. | Viola et al. Nature

En 2008, un fragment relativement complet de fémur gauche d’origine humaine était retrouvé par un chasseur d’ivoire de mammouth, pointant hors des alluvions sur les rives de la rivière Irtysh, dans la région d’Omsk, en Sibérie Occidentale. Six ans plus tard, une équipe internationale lève une partie du voile sur l’« Homme d’Ust’-Ishim » – le lieu-dit près duquel ce fossile a été retrouvé. Cet os noirâtre appartenait à un homme moderne, qui vivait là il y a 45 000 ans environ, et l’analyse de son ADN permet de mieux cerner la période durant laquelle ses ancêtres et des Néandertaliens se sont croisés et ont multiplié.

Svante Pääbo (Institut Max Planck d'anthropologie évolutionnaire, Leipzig) examine le fémur d'Ust'-Ishim, à Omsk, en Sibérie Occidentale, où le fossile a été retrouvé en 2008. | Bence Viola, MPI EVA

Les chercheurs, sous la direction de Svante Pääbo (Institut Max Planck d’anthropologie évolutive de Leipzig), publient leurs travaux dans la revue Nature datée du 23 octobre. Ils ont déterminé l’ancienneté du fémur à l’aide de deux datations au carbone 14. Ils ont procédé à une analyse morphologique de l’os qui indiquait qu’on n’avait pas affaire à un Néandertalien. Cette conviction a été confirmée par le séquençage génétique, lequel a montré qu’il s’agissait bien d’un Homo sapiens. L’équipe en conclut donc qu’elle tient là le plus ancien homme moderne précisément daté d’Eurasie – les autres prétendants, en Asie notamment, n’offrant pas un pedigree aussi solide.

Pour le paléogénéticien Joshua Akey (University de Washington), qui n’a pas participé aux travaux, cette découverte « offre des données incroyablement intéressantes et ouvre une fenêtre fascinante sur cette période de l’évolution humaine ». La comparaison de l’ADN de l’Homme d’Ust’-Ishim avec le génome de Néandertaliens et d’hommes modernes d’aujourd’hui permet en effet d’affiner les horloges moléculaires et de préciser la période pendant laquelle ses ancêtres et des Néandertaliens ont pu concevoir une descendance commune. Rappelons que l’homme de Néandertal, issu d’une première sortie d’Afrique d’hommes archaïques il y a plus de 500 000 ans, avait conquis l’Europe de Gibraltar à l’Altaï, avant de disparaître il y a environ 40 000 ans, sous la pression de l’homme moderne.

COUSIN INCESTUEUX

Depuis 2010 et le premier séquençage complet du génome d’un Néandertalien, on sait que des tels croisements sapiens-neanderthalensis ont bien eu lieu, et qu’ils ont laissé une trace dans les populations actuelles non africaines : entre 1 et 3 % de leur ADN est hérité de l’homme de Néandertal. Depuis cette révélation, que l’on doit aussi à l’équipe de Leipzig, d’autres génomes néandertaliens ont été séquencés, et l’on continue à affiner la connaissance de ce que l’humanité doit à ce cousin incestueux. Mais les débats se poursuivent sur la date et la région où ces croisements ont eu lieu. En 2012, une étude publiée dans PLoS Genetics estimait que le « mélange » entre Néandertal et hommes modernes était intervenu entre 37 000 ans et 86 000 ans. De quoi accommoder les scénarios les plus divers.

Le fémur sibérien offre un jalon temporel pour mieux estimer le nombre de mutations génétiques qui interviennent au fil des générations, et qui servent d’étalon pour les horloges biologiques proposées par les généticiens. En prenant pour hypothèse que 29 ans séparent chaque génération, le croisement entre Néandertaliens et hommes modernes dont ce Sibérien est le fruit serait intervenu entre 232 et 430 générations avant sa naissance, il y a entre 50 000 et 60 000 ans.

MÉTISSAGE

Cela ne signifie pas qu’il s’agit du seul métissage de ce type qui soit intervenu dans la préhistoire humaine, ni même que les populations actuelles d’Eurasie en soient les descendantes, souligne Nick Patterson (Broad Institute), qui avait cosigné l’article de 2012 avec Svante Pääbo, mais n’a pas participé à la présente étude : « Un scénario pourrait être qu’un petit groupe d’humains modernes soit parvenu en Sibérie, se soit accouplé avec des Néandertaliens, et se soit ensuite éteint. »

Un scénario qui n’est pas écarté par l’équipe de Pääbo, laquelle souligne qu’on ne retrouve effectivement pas de proximité génétique particulière du Sibérien avec les Européens actuels. Pour le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin (cosignataire de l’article de Nature), cet indice génétique colle parfaitement avec une hypothèse qu’il avait proposée en se fondant sur des données archéologiques. Entre les industries lithiques et les pratiques funéraires des néandertaliens (le moustérien) et celles clairement attribuées à l’homme moderne (l’aurignacien), rappelle-t-il, il existe, de l’Europe centrale à l’Altaï, des vestiges d’une facture différente, dits du « paléolithique supérieur initial », autour de 45 000 ans. « Avec Ust’- Ishim, estime-t-il, on a probablement un témoin de cette culture-là ».

COLONISATION AVORTÉE

Celle-ci résulterait d’une première colonisation d’Homo sapiens depuis l’Afrique, la péninsule arabique et l’actuelle Israel « qui n’a pas complètement réussi », avant qu’une deuxième vague n’aboutisse à une percée définitive jusqu’en Europe occidentale, vers 43 500 ans – mais aussi vers l’Asie et l’Océanie. Ces Aurignaciens patentés ont-ils eux aussi fauté avec Néandertal ? C’est très probable. « Ce qui nous manque pour le mesurer, c’est une séquence génétique d’un Aurignacien en Europe occidentale », souligne Jean-Jacques Hublin, qui est confiant dans la résolution de cette énigme : « D’autres individus seront séquencés dans les mois et années qui viennent », prédit-il.