Salif Keïta : « En Afrique, c’est l’ignorance qui conduit à sacrifier des albinos »
Salif Keïta : « En Afrique, c’est l’ignorance qui conduit à sacrifier des albinos »
La star malienne, elle-même atteinte d’albinisme, a créé une fondation en 2005 et réagit à la série que le « Monde Afrique » a consacrée aux albinos du Malawi.
Salif Keïta, 67 ans, surnommé « la voix d’or de l’Afrique », a lu notre série de témoignages d’albinos du Malawi. Le chanteur malien, lui-même atteint par cette maladie génétique de dépigmentation de la peau, a tenu à livrer ses impressions sur l’albinisme.
Bien qu’étant en permanence en tournée de par le monde pour défendre la quinzaine d’albums qu’il a écrits, l’artiste est très engagé dans les problématiques liées aux personnes atteintes d’albinisme. Jeune homme, il a choisi de devenir musicien faute de pouvoir prétendre au métier d’instituteur à cause de sa mauvaise vue, qui est une conséquence de l’albinisme.
En 2004, il est nommé ambassadeur des Nations unies pour le sport et la musique. Un an plus tard, il lance la Fondation Salif Keïta pour les albinos. Avec sa fille adoptive, Nantenin Keïta, albinos elle aussi et championne paralympique du 400 mètres et du 100 mètres, ils sont aujourd’hui les porte-voix des albinos exclus des sociétés africaines.
Au Malawi, toutes les personnes atteintes d’albinisme rencontrées dans le cadre de notre série ont souligné le nombre important d’albinos. Est-il sous-estimé sur le continent ?
Salif Keïta Oui. Il y a beaucoup plus d’albinos qu’on le pense, et il y a beaucoup plus de crimes impunis qu’on ne le pense. Pourquoi ces crimes ? Parce les gens sont ignorants. Ils ne comprennent pas comment deux Noirs peuvent donner naissance à un Blanc. Ils ne savent pas que l’albinisme résulte d’un déficit de production de la mélanine, principal pigment qui colore la peau. Ces gens interprètent l’albinisme de façon traditionnelle, pensent que les albinos sont puissants, et qu’il faut les tuer pour s’accaparer leur pouvoir. Prendre leur sang, leurs cheveux, leurs membres.
Pensez-vous que les gouvernements africains ont pris conscience du problème ?
Ce n’est pas une histoire de prise de conscience des gouvernements. Les gouvernements ne font rien. Si on parle de plus en plus des albinos en Afrique, c’est que les journalistes occidentaux se sont emparés du sujet. Du coup, ça devient une situation compliquée pour les gouvernements. Ils ont peur des retombées médiatiques et s’engagent dans des actions en faveur des personnes atteintes d’albinisme. Sans la presse internationale, les presses locales en Afrique n’évoqueraient jamais les problématiques liées à l’albinisme.
Les médias locaux ne parlent pas assez du problème ?
Ils sont corrompus. Qui leur donne de l’argent ? Les gens qui ont le pouvoir sont les riches. Bizarrement, ce sont les mêmes personnes qui sacrifient les albinos sur conseils de marabouts pour être élus. Donc ne comptez pas sur eux pour en parler.
En parler, est-ce la meilleure solution aujourd’hui ?
Oui ! Ces gens sont stigmatisés, ils vivent seuls, en secret. Ils ont peur de se mêler aux autres, ils sont malmenés socialement. C’est pourquoi j’ai lancé ma fondation. Quand le pouvoir est lié aux intérêts médiatiques, on passe le sujet sous silence.
Il faut souligner le travail d’associations qui se forment partout pour venir en aide à ces personnes. Je ne suis pas le seul, loin de là. Cela devient dissuasif pour les hommes de pouvoir de s’adonner à ce genre de sacrifice humain.
Les principaux fautifs sont donc les gouvernements locaux ?
Oui. Et aussi les gens qui sont à l’origine de ces croyances animistes : les marabouts et les féticheurs. Il faut condamner ces gens. Pourquoi une personne qui veut se présenter à l’élection présidentielle d’un pays pense qu’il doit sacrifier un albinos pour avoir ses chances ? Ces gens sont conseillés par des marabouts.
Il faut comprendre tout le business autour des marabouts et des féticheurs. Et quand on mêle business et culture, comment faire pour passer à autre chose ? Est-ce que l’Afrique peut vivre sans ses marabouts ? C’est ça le problème. Leur responsabilité est grande quand ils poussent des individus à couper la tête d’un albinos, à ramener un litre de leur sang, qu’ils sacrifient à la réussite d’un autre. Il est difficile de sortir de cette logique si on ne crée pas un mouvement global pour dénoncer ces crimes.
Y a-t-il un problème de mentalité vis-à-vis des albinos en Afrique ?
Exactement. On en revient au problème de l’instruction. Beaucoup trop de gens sont ignorants sur le continent, il faut qu’ils aient accès à l’éducation. C’est l’ignorance qui conduit à ces crimes et à ces croyances.
Le changement doit-il passer par une prise de conscience des albinos eux-mêmes ?
Un proverbe malien dit que c’est seulement celui qui porte la tête qui peut savoir s’il a mal à la tête. Il faut que les gens se bougent, que nous montrions que c’est une atrocité de sacrifier des êtres humains. Nous sommes des humains comme les autres, nous sommes nés de la même façon que les autres.
L’ONU a créé une Journée mondiale pour l’albinisme en 2015. Est-ce suffisant ?
Le 13 juin est en effet devenu la Journée mondiale pour l’albinisme. Mais l’ONU n’a rien fait de plus. La vraie question est de savoir si ces déclarations sont ensuite prises en compte par les gouvernements locaux. Et la réponse est non. Il faut que les Nations unies aillent plus loin. Le travail n’est pas facile, mais il faut y croire. C’est difficile de lutter contre les préjugés, qui peuvent mener aux pires horreurs.
Plus l’Occident s’intéressera aux albinos, plus les Nations unies s’intéresseront aux albinos, plus ça changera. Je connais aujourd’hui des femmes qui veulent avoir des enfants albinos. Pourquoi ne pas en faire une fierté ?