Dans le bassin du lac Tchad, « des mondes oubliés » menacés par Boko Haram
Dans le bassin du lac Tchad, « des mondes oubliés » menacés par Boko Haram
Par Joan Tilouine
Le géographe Christian Seignobos publie un beau livre, à la fois scientifique et poétique, qui réunit textes et dessins produits durant cinquante ans d’études de la région.
Plus que le coopérant qu’il fut à ses débuts ou que le chercheur qu’il restera jusqu’au bout, Christian Seignobos est de ces hommes qui prennent le temps d’en consacrer à ceux qu’il rencontre. Et notamment aux peuples du bassin du lac Tchad, un territoire auquel ce géographe a dédié plus de cinquante années de sa vie. Nécessaire, mais insuffisant pour étancher la soif de savoir de ce « boulimique du terrain ». Arrivé dans la région en « petit soldat de la coopération », au lendemain des indépendances, ce grand africaniste français qui se présente volontiers comme un « pur produit de la post-colonie », en citant l’intellectuel camerounais Achille Mbembe, est resté.
En plus de ses recherches, il n’a cessé de dessiner. Des paysages, des visages, des villages, la faune et la flore d’une région aujourd’hui menacée par le mouvement islamiste Boko Haram et qu’un très beau livre, publié en février, rassemble enfin.
La particularité de Christian Seignobos est d’avoir toujours cherché à partager sur place le résultat de ses recherches, plutôt que de rentrer les publier à Paris. Il a ainsi enseigné à Maroua, la grande ville du nord du Cameroun, puis à l’université du Tchad, à N’Djamena. Dans les années 1990, son centre d’études s’est mué en Institut de recherche et de développement. Il a alors mis son savoir au service de projets de développement, histoire de « voir à quoi pouvaient finalement servir les recherches », dit-il.
« Géographies excessives »
Avec rigueur et passion, il a arpenté les villes et villages, les savanes, les forêts, les déserts. Et les îles éphémères du mystérieux lac Tchad, dont il est l’un des meilleurs connaisseurs. Une quête sans fin de connaissances sur une région dont il souligne les « géographies excessives ». C’est ainsi que ce dessinateur accompli a croqué la beauté vénéneuse des paysages, la fierté des habitants, leurs outils, les architectures de leurs demeures, mais aussi les symétries parfaites des insectes et les silhouettes des fauves.
Reconstitution d’une cité de cases-obus à Malla, sur la rive orientale du Logone. | Courtesy of Christian Seignobos
Aujourd’hui âgé de 73 ans, Christian Seignobos poursuit ses travaux depuis sa maison du sud de la France. « Mon Afrique est prisonnière de mon bureau », dit-il.
D’une myriade de carnets, il a exhumé ses notes sur les derniers ritualistes montagnards des monts Mandara au Cameroun, ou les dernières communautés de chasseurs professionnels kanuri, des aristocrates armés d’arcs et de flèches empoisonnées. Dans son livre, on rencontre aussi des pêcheurs solitaires, des guerriers impavides, des bandits de grand chemin et des chefs traditionnels, ces sultans et émirs dont le pouvoir s’est rétréci. Il y a aussi les portraits délicats de ses informateurs et de gens simples comme Djibril, un forgeron qui tentait d’oublier la fatalité de sa caste inférieure à coups d’alcool et de chanvre. Il finira dans un camp de réfugiés « maigre et noir comme du charbon », pleurant sa femme et son fils assassinés par des groupes armés.
La destruction de Boko Haram
Ce sont « des mondes oubliés », titre de son ouvrage magistral, scientifique et poétique, qui raconte l’histoire d’une région brutalement revenue au cœur de l’actualité et la vie de son auteur, dont le savoir est soudain devenu stratégique.
Ces dernières semaines, diplomates, responsables des Nations unies et grandes ONG multiplient les communiqués sur la tragédie humanitaire en cours autour du lac Tchad. Plus de 7 millions de personnes y sont menacées de famine. Les fragiles économies, reposant principalement sur l’agriculture, la pêche et le commerce transfrontalier, ont été ravagées par les exactions, les rafles et les pillages des djihadistes de Boko Haram, ralliés à l’Etat islamique.
Village du huttes-obus dans le bassin du lac Tchad. | Courtesy of Christian Seignobos
Lors de ses dernières enquêtes de terrain au début des années 2000, il avait noté une montée de l’intégrisme conjuguée à la structuration d’une délinquance armée et transfrontalière. Certains de ses interlocuteurs insistaient désormais pour qu’il se convertisse à l’islam. Christian Seignobos ne jugeait pas, mais analysait.
Puis, Boko Haram est apparu. Le géographe observe, mûrit sa réflexion, réunit ses études menées durant un demi-siècle dans la région. Il analyse la stratégie d’expansion territoriale des djihadistes, suit leurs déplacements et leurs zones de refuge, des monts Mandara à la forêt de Sambisa puis sur le lac Tchad. L’historien se replonge dans les complexes alliances ethniques, les trahisons et les haines, parfois. Il puise dans ses archives pour tenter de comprendre le présent.
Le palmier « Borassus aethiopium », village de Midjiving, au nord du Cameroun. | Courtesy of Christian Seignobos
La disparition des « mondes oubliés »
De quoi Boko Haram est-il le symptôme ? Christian Seignobos ne se précipite pas pour écrire. Pour lui, Boko Haram ne peut gagner cette sale guerre qu’il a entamée au nom du Dieu de l’islam. Et les Etats qui le combattent non plus. Dans ce jeu à somme nulle, les populations ont tout à perdre. Et nombreux sont ceux qui ont déjà tout perdu.
Ses anciens étudiants continuent d’informer celui qu’ils considèrent comme un « érudit au grand cœur ». Certains d’entre eux sont devenus des chefs traditionnels, des haut-fonctionnaires, des enseignants ou des chercheurs. Quelques-uns ont été tués, d’autres kidnappés par Boko Haram.
Des membres de Boko Haram sur le lac Tchad. | Courtesy of Christian Seignobos
Ce n’est qu’en mars 2015, dans la revue Afrique contemporaine, que Christian Seignobos publie un long texte (adapté ici pour Le Monde Afrique) qui fait date. Une analyse interdisciplinaire brillante du phénomène Boko Haram. Le tout illustré par quelques-unes de ses cartes dessinées à la main et de ses dessins merveilleux.
Dans son livre, il cite une phrase que son voisin de Maroua lui serinait : « Nous les Africains, on meurt vite et plus vite encore nos enfants. » Christian Seignobos observe la déréliction de ses « mondes oubliés » qui risquent de disparaître, emportés par des rafales de kalachnikov et les crises humanitaires. Ils demeureront à tout jamais dans ce chef-d’œuvre littéraire et scientifique.
Des Mondes oubliés, Christian Seignobos, IRD Editions/Parenthèses, 310 p., 38 euros.