En Inde, des morts bien vivants se battent pour ressusciter
En Inde, des morts bien vivants se battent pour ressusciter
M le magazine du Monde
Dans l’Uttar Pradesh, l’un des Etats les plus pauvres de l’Inde, des centaines de personnes bataillent depuis des années pour prouver aux yeux de l’administration qu’elles sont bel et bien vivantes. Une mission quasi impossible.
Dheera Jee Devi a mis six ans à convaincre la justice indienne qu’elle n’était pas décédée. Pour autant, ses ennuis avec l’administration ne sont pas terminés. | Arkadripta Chakraborty
Dheera Jee Devi a passé une bonne partie de sa vie sans savoir qu’elle était morte. « Et je ne suis pas complètement ressuscitée », se désole la femme au visage creusé par les rides et au corps décharné, accroupie sur un charpoy (un lit de sieste traditionnel).
La vieille femme de 80 ans est aujourd’hui fatiguée de parler, usée par les douze dernières années, passées à convaincre l’administration indienne que son certificat de décès était faux. Elle s’est rendue en personne devant les fonctionnaires, leur a présenté les seules preuves d’existence valables à leurs yeux, à savoir de vieux papiers d’identité recouverts de tampons. Mais ils lui ont répondu d’un air goguenard que des milliers de femmes portaient le même nom qu’elle.
Elle a ensuite pensé commettre un crime, n’importe lequel pourvu qu’un tribunal la reconnaisse vivante en la condamnant, avant de finalement renoncer. Elle a enfin tenté de se présenter aux élections régionales dans l’Uttar Pradesh, dont les résultats seront annoncés le 11 mars, comme ultime preuve de son existence. « En passant dans les journaux et à la télévision, on m’aurait sans doute prise au sérieux », raconte-t-elle d’un air dépité.
Embarrassée, la commission électorale lui a rétorqué le plus sérieusement du monde qu’elle était morte. « Officiellement », a aussitôt ajouté, d’un air gêné, le fonctionnaire chargé des candidatures, devant le grand âge de son interlocutrice. « Toutes les preuves de mon existence sont pourtant là », dit-elle en désignant une petite valise remplie de documents administratifs, dont elle ne se sépare plus depuis 2005.
Avis de décès contre pot-de-vin
Cette année-là, Dheera Jee Devi tombe par hasard sur son certificat de décès alors qu’elle tente de comprendre pourquoi le petit lopin de terre hérité de son mari ne lui appartient plus. Elle apprend qu’en son absence, la sœur de son mari défunt s’est fait passer pour elle, déclarant devant un notaire que tous ses biens devaient être légués à sa belle-famille plutôt qu’à ses enfants. Quelques mois plus tard, le conseil du village rature son nom d’un trait de crayon et coche la case « décès ».
« On leur a versé 20 dollars pour qu’ils signent son certificat de décès, et nous nous sommes ruinés à prouver le contraire », explique son gendre. Om Prakash Sharma a ainsi dû vendre des milliers de golgappas – un casse-croûte indien populaire – pour payer les avocats et ramener à la vie sa belle-mère. « Il faut verser des pots-de-vin à chaque employé du tribunal pour que le procès soit à l’ordre du jour et, finalement, il est toujours ajourné », explique-t-il.
En 2011, la justice a finalement reconnu l’existence de Dheera Jee Devi après six ans de procédure. Mais entre-temps, son lopin de terre, grand comme une place de parking, a été vendu par sa belle-famille. Et la vieille femme, en dépit de la décision de justice, n’est pas tout à fait ressuscitée. Dans le millefeuille administratif indien, le système informatique centralisé ne gère pas encore les cas de résurrection. C’est ainsi qu’elle n’apparaît pas sur les listes électorales.
Une association d’aide aux victimes
Dans un pays où il faut s’armer de patience pour obtenir un simple passeport, réclamer
la vie, surtout à un âge avancé, est une mission quasi impossible. Ils seraient pourtant des centaines dans ce cas, en Uttar Pradesh. Dans l’un des États les plus peuplés et les plus pauvres de l’Inde, l’obtention d’un avis de décès contre un pot-de-vin est le plus sûr moyen d’obtenir des terres gratuitement.
Lal Bihari a fondé l’Association des morts pour venir en aide aux victimes. Lui-même a été déclaré mort en 1976, et s’est battu pendant dix-huit ans pour ressusciter. « Le mort, bonjour », répond-il en décrochant son téléphone. Lors de sa longue bataille pour la résurrection, il a changé son nom en « Lal Bihari Mritak » (ou « Lal Bihari Mort ») pour bien faire comprendre aux autorités qu’il y avait comme un problème à ce qu’un mort décide de changer de nom de famille. Sans succès.
Puis il a réclamé une pension de veuve pour sa femme, que l’administration a refusée, au motif qu’elle portait, comme toutes les femmes mariées, une traînée de poudre vermillon au-dessus du front. Il a ensuite kidnappé son cousin, et a attendu qu’on le jette en prison. Sauf que la police n’est jamais venue. « J’ai eu l’idée d’envoyer son tee-shirt avec des taches de sang à la police pour qu’elle vienne mais le boucher m’a dit qu’il ne vendait pas de sang », se souvient-il. Le cousin fut donc libéré.
Il a ensuite versé un pot-de-vin à un policier pour qu’il l’interpelle, mais ce dernier lui a rendu l’argent en découvrant qu’il était mort. Au bord du désespoir, Lal Bihari Mritak a fait irruption à une séance du Parlement régional en hurlant : « Rendez-moi la vie ! »
Un long retour à la vie
Toutes ces initiatives auront au moins attiré l’attention des responsables politiques sur l’étendue du problème. Tous les faux morts d’Uttar Pradesh ne sont peut-être pas encore en vie, mais ils ne sont plus invisibles. « Lorsque les victimes se retrouvent sans terre, elles n’ont plus d’argent et n’ont pas les moyens de payer des avocats », enrage Lal Bihari « Mort ».
Chaque année, ce dernier fête trois anniversaires, ceux de sa naissance, de sa mort et de sa résurrection. Et il continue de se battre pour les gens qui attendent leur retour à la vie. Mais les procédures sont si longues que de nombreuses victimes meurent avant même d’avoir fait annuler leurs faux certificats de décès. Ou ressuscitent dans les registres de l’administration après leur mort.