Le rêve d’école des enfants des bidonvilles de Seine-Saint-Denis
Le rêve d’école des enfants des bidonvilles de Seine-Saint-Denis
Par Solène Cordier
Une équipe d’enseignantes itinérantes se démène pour que les plus démunis aient un accès à l’instruction.
Cleopatra est la plus jeune des élèves. Elle aime dessiner et s’émerveille devant l’histoire de « La Souris verte ». | Solène Cordier / Le Monde.fr
Les trois camions colorés, estampillés « Antenne scolaire mobile », se garent sur le bord de la départementale. Avant de sortir, Clélia Chopinaud jette un dernier coup d’œil à sa petite salle de classe aménagée à l’arrière. Tout est en ordre, les crayons sont bien rangés, les pupitres et les chaises attendent leurs écoliers. En cette matinée pluvieuse de février, l’institutrice a branché le chauffage. Il fait bon. Ici au moins, les enfants n’auront pas froid.
Aude et Emmanuelle sortent elles aussi de leurs camions respectifs. Les trois trentenaires forment l’équipe des antennes scolaires mobiles (ASM) de Seine-Saint-Denis. Des professeurs un peu particuliers au sein de l’éducation nationale, itinérants, qui partent à la rencontre des enfants éloignés du système scolaire. Ils sont une trentaine en France, selon l’association ASET 93, qui a créé la première antenne en 1982.
Ce jour-là, pour retrouver leurs élèves, elles doivent escalader un talus boueux flanqué de quelques mauvaises marches, et mieux vaut s’accrocher aux arbres pour ne pas tomber. La veille, le petit Antonio s’est étalé de tout son long en descendant « à l’école ».
La pente gravie, une quinzaine d’habitations faites de tôle et de bois se dressent les unes à côté des autres, sur un terrain glissant. Bienvenue dans un des bidonvilles de Saint-Denis, face au fort de la Briche, qui abrite une caserne de pompiers. Environ cinquante personnes, des familles roms de Roumanie, vivent là, à l’abri des regards. Le plus jeune est un nourrisson d’à peine deux mois.
Impossible de « faire fi du contexte »
Ce matin, plusieurs femmes s’activent avec des balais, rassemblant en plusieurs tas des ordures et des bouts de ferraille. « On a appelé la mairie pour que des poubelles soient installées, et elles sont arrivées hier, donc les familles peuvent enfin se débarrasser de leurs déchets », explique Aude.
« On ne peut pas faire cours comme si de rien n’était, en faisant fi du contexte, et rentrer chez nous. Notre rôle va au-delà d’être juste enseignantes », estime la jeune femme. C’est sa première année à ce poste, mais elle a derrière elle une longue activité de bénévole auprès des enfants des rues. Dans son camion bleu foncé, elle fait classe aux élèves en âge d’être collégiens, tandis que ses deux collègues sont, elles, institutrices dans le premier degré.
Toutes les trois ont choisi ce poste en connaissance de cause. Elles prennent des cours de roumain et ont des notions de romanès, la langue des Roms. Refusant l’étiquette militante, elles se disent simplement « animées par une certaine idée de la justice sociale et par la volonté de faire respecter le droit à l’éducation pour tous ». Des « enseignantes de terrain », résume Emmanuelle, « obligées par le cadre de leur exercice professionnel d’adopter une posture combative ».
En entendant parler français, des petites têtes hirsutes jaillissent, tout sourire, des habitations de fortune. « Tu avais dit 10 heures, tu es en retard », relève avec sérieux Florin, 9 ans, en s’adressant à Aude.
Le rassemblement des élèves prend quelques minutes. Le temps pour la maman de Ionut de passer un dernier coup de lingette sur le visage de son fils, qui grimace. La petite troupe se met en marche quand soudain, des pleurs s’élèvent d’une des baraques. C’est un des garçons qui ne trouve plus ses chaussures et enrage de devoir rater la classe. Heureusement, sa camarade Maria court chez elle et réapparaît un instant plus tard, triomphante, avec une paire de baskets boueuses. Le retardataire rejoint ses camarades qui se tiennent la main, deux par deux, et, prenant garde à ne pas glisser, se dirigent joyeusement vers les camions, sous les mises en garde des maîtresses attentives au ballet des véhicules qui les frôlent.
Clélia et quelques élèves posent devant le camion des ASM. | Solène Cordier / Le Monde.fr
Une passerelle vers l’école ordinaire
Cela fait tout juste deux semaines qu’Aude, Emmanuelle et Clélia sont allées à la rencontre de ces habitants. « On savait qu’il y avait des gens ici, on était passées en juin de l’année dernière, mais en général on intervient dans des bidonvilles plus importants, qui regroupent plusieurs centaines de personnes », explique Clélia. Le volume des camions est adapté à l’accueil d’une trentaine d’élèves.
C’est l’expulsion successive, au cœur de l’hiver, des familles vivant sur les deux terrains où elles faisaient classe ces derniers mois qui les a conduites à revenir, le 13 janvier. Deux jours par semaine, elles apprennent à la quinzaine d’enfants en âge d’être scolarisés les rudiments de l’école publique française. La collaboration avec l’association ASET 93, qui se déplace sur les bidonvilles de Seine-Saint-Denis, est précieuse pour expliquer aux familles leur rôle ainsi que les démarches à effectuer pour inscrire leurs enfants dans un établissement. « On essaie de ne pas rester plus que trois mois sur un terrain, afin de ne pas se substituer à l’école ordinaire », explique Clélia.
Le reste du temps, elles sillonnent le département avec leurs camions afin de repérer d’autres élèves. Au fil des années, les contacts pris avec les associations intervenant sur les bidonvilles leur permettent d’être averties des installations et des expulsions.
Au bidonville du fort de la Briche, quelques enfants ont déjà fréquenté les bancs de l’école quand ils vivaient en Roumanie. La petite Alisa est même allée une semaine en classe en France, juste avant qu’une énième expulsion ne l’empêche de poursuivre. Mais la plupart n’ont jamais mis un pied à l’école. Il s’agit donc de leur apprendre les règles élémentaires, dont certaines sont affichées sur les murs des camions : « Je ne crie pas en classe », « Je lève la main pour prendre la parole ».
Dans sa classe, Aude fait classe à des enfants en âge d’aller au collège. Mais bien souvent, les notions élémentaires ne sont pas acquises. | Solène Cordier / Le Monde.fr
« Les enfants ont des besoins spécifiques quand ils n’ont jamais été scolarisés, rappelle Clélia. Certaines choses qui paraissent des évidences ne sont pas acquises, même chez les grands. Comme tenir correctement son crayon, placer une feuille dans le bon sens… On doit leur expliquer par exemple qu’on ne peut pas effacer le stylo avec la gomme, seulement le crayon à papier. »
Dans sa classe, l’heure de cours débute toujours par la tournée du paquet de lingettes. Les enfants se débarbouillent le visage et les mains avant d’ouvrir leurs cahiers. Comme un rite permettant de laisser symboliquement derrière soi la saleté du bidonville et d’entrer dans l’univers de la connaissance. Mais le quotidien de misère n’est jamais loin. Les camions ne sont pas équipés de sanitaires, tout comme les campements. Alors quand un élève obtient la permission d’« aller aux toilettes », cela signifie en réalité aller s’accroupir dans le froid entre deux camions.
Le spectre des expulsions
Dans celui d’Emmanuelle se trouvent les cinq plus jeunes élèves. La plus petite, Cleopatra, a quatre ans. Comme les autres, elle s’applique au début de l’heure à se présenter en français. En deux semaines, elle a appris à tenir son crayon et à colorier des boules de neige sans déborder. Mais le moment qu’elle préfère, c’est celui où Emmanuelle leur raconte une histoire. Des « oh » et des « ah » d’émerveillement s’élèvent à chaque nouvelle page dévoilée.
Très souvent, les enfants n’ont jamais été scolarisés. L’école, pour eux, c’est le camion. | Solène Cordier / Le Monde.fr
« Ça me remet à ma place, quotidiennement, en tant qu’être humain, d’être témoin de ce gâchis d’enfants qui n’ont pas accès à l’éducation », témoigne Emmanuelle, à ce poste depuis quatre ans. Car, finalement, peu d’élèves passés par les camions parviennent à s’insérer dans une scolarité normale. La faute, déjà, aux complications administratives. Certaines municipalités refusent tout bonnement d’ouvrir leurs écoles aux enfants des bidonvilles ou exigent toujours davantage de documents. Et les rares fois où les dossiers aboutissent, il suffit que le bidonville soit expulsé pour que les familles se retrouvent dans une situation telle que l’école, si chère aux enfants, ne soit plus accessible.
« Les expulsions détruisent notre travail, mais surtout elles détruisent leur vie », ont coutume de dire les trois enseignantes. Elles ont donc appris à aborder le sujet dans leur classe, en essayant de préparer les élèves quand elles ont vent d’une expulsion imminente. Clélia est toujours marquée par la réponse que lui a faite un de ses élèves l’an dernier, interrogé sur ce qui allait se passer. « Les policiers vont venir, ils vont tout prendre, tout casser. Les maisons, les affaires. Même la terre. »
Du haut de ses 9 ans, Florin a, comme les autres, vécu plusieurs fois déjà cette situation. Il n’empêche. S’il rêve si fort de l’école, c’est pour apprendre à lire et devenir policier à son tour, « pour arrêter les voleurs dans la rue ».