Tensions entre Turquie et Europe : « Erdogan a besoin d’alliés, mais surtout d’ennemis »
Tensions entre Turquie et Europe : « Erdogan a besoin d’alliés, mais surtout d’ennemis »
Notre journaliste Marc Semo décrypte les tensions entre Ankara d’un côté et La Haye et Berlin de l’autre, causées par la campagne pour le oui au référendum constitutionnel turc.
Des militants turcs protestent à Rotterdam, le 11 mars, contre l’interdiction d’atterrir opposée au ministre Mevlüt Çavusoglu venu défendre la réforme constitutionnelle turque. | BAS CZERWINSKI / AFP
La tension croît entre la Turquie et l’Allemagne et les Pays-Bas, après que les deux pays européens ont pris des mesures pour empêcher Ankara de faire campagne sur leur sol en faveur du oui au référendum constitutionnel turc, prévu le 16 avril, qui doit élargir les pouvoirs du président Erdogan.
Samedi 11 mars, le gouvernement néerlandais a empêché la venue du ministre turc des affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, en interdisant à son avion de se poser à Rotterdam. Un peu plus tard, la ministre de la famille, Fatma Betül Sayan Kaya, arrivée par la route depuis l’Allemagne, était empêchée de pénétrer dans l’enceinte du consulat turc de Rotterdam, puis reconduite sous bonne garde à la frontière.
Marc Semo, journaliste au service international du Monde, a fait le point, lundi 13 mars, avec les internautes du Monde.fr. En voici les principaux extraits.
Julien : Jusqu’où peut aller l’escalade des tensions entre la Turquie et les Pays-Bas ? Une action économique, politique, voire militarisée est-elle envisageable de la part de la Turquie ?
Non, pour le moment cela reste surtout des mots. Erdogan est en campagne électorale pour son référendum instaurant une hyperprésidence et lui donnant de fait tous les pouvoirs. les sondages sont serrés. Ce bras de fer avec les Pays-Bas vise avant tout à galvaniser une opinion publique très nationaliste.
S’en prendre à l’Allemagne est plus difficile, même si Erdogan n’a pas hésité à traiter le gouvernement de « nazi » pour avoir supprimé plusieurs meetings. Mais l’Allemagne reste, notamment économiquement, un trop gros morceau.
Erdogan a d’autant plus besoin de cette mobilisation que, sur le terrain extérieur, Ankara a subi un échec dans sa politique syrienne, et désormais se comporte en supplétif de Moscou.
De plus les relations avec la nouvelle administration américaine ne sont toujours pas très bonnes malgré les espoirs initiaux d’Erdogan, et Washington continue à privilégier, comme alliés sur le terrain en Syrie, les forces kurdes qu’Ankara accuse d’être organiquement liées au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), les rebelles kurdes de Turquie.
Il fallait à Erdogan un succès à l’international. C’est pour cela qu’il s’est lancé dans ce bras de fer sachant très bien que La Haye, à trois jours de législatives où l’extrême droite a le vent en poupe, allait réagir à cette arrivée sur son sol de ministres turcs venant mener campagne pour leur référendum.
Alexandre de Buxelles : Y a-t-il des règles diplomatiques de bienséance quant aux campagnes électives à l’étranger ?
La seule règle est qu’une telle campagne soit menée avec l’accord des autorités concernées. Les députés ou sénateurs des Français de l’étranger font campagne dans les communautés françaises de leurs zones respectives, mais cela se fait de façon discrète car il n’y a pas d’émigration de masse de Français comme de Turcs en Allemagne, où ils sont plus de 3 millions.
D’où l’extrême préoccupation des autorités allemandes, inquiètes d’une possible importation sur leur sol des tensions internes de la Turquie entre Turcs et Kurdes, entre laïcs et religieux, entre sunnites et alévis, fidèles d’une branche hétérodoxe issue du chiisme. L’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir à Ankara, a toujours cultivé l’émigration, même si les citoyens turcs ne peuvent voter en restant à l’étranger que depuis 2014.
Les Turcs d’Allemagne comme des Pays-Bas votent assez massivement pour l’AKP, autour de 60 % outre-Rhin, soit dix points de plus qu’en Turquie. Mais il y a aussi une forte immigration kurde hostile au pouvoir turc.
Osman : Peut-on lier l’attitude de l’Allemagne au fait qu’un journaliste allemand a été arrêté en Turquie ?
En partie oui, bien sûr, car Berlin, déjà lors du voyage à Ankara d’Angela Merkel il y a un mois, avait publiquement rappelé les autorités turques à la nécessité de respecter la liberté d’expression et de presse. Et tout comme le reste des Européens, elle ne voit pas d’un bon œil ce référendum, qui risque de renforcer encore les pouvoirs du tout-puissant président turc.
Selin : Pourquoi l’UE n’adopte-t-elle pas une réponse diplomatique commune ?
C’est effectivement le cœur du problème, mais les questions de sécurité intérieure restent du domaine de chacun des Etats membres. Ils ont été pris de court par cette crise qui les touche néanmoins de façon très différente. Ce n’est pas pareil d’avoir plus de 3 millions de ressortissants turcs sur son sol, comme l’Allemagne, ou quelques dizaines de milliers.
Jean : Quels changements se produiront en Turquie si le oui l’emporte au référendum constitutionnel ?
De fait, Erdogan bénéficie déjà de pouvoirs très étendu et il contrôle son propre parti. Ces réformes visent à instaurer un système présidentiel à l’américaine, supprimant le rôle du premier ministre et faisant du chef de l’Etat le seul chef de l’exécutif, mais sans le système d’équilibre des pouvoirs à l’américaine. Le président aurait notamment de fait le contrôle sur la justice et la Cour constitutionnelle, et pourrait gouverner par décrets.
Politica : Quel est le pourcentage de la communauté turque immigrée en Europe soutenant le gouvernement d’Erdogan ?
Une bonne partie des émigrés turcs en Europe, qui viennent de régions très conservatrices du pays et vivent beaucoup en vase clos, mangeant turc, regardant les télés turques, sont pour l’AKP. Et ils considèrent que ce parti, expression de la revanche sociale d’une Turquie conservatrice et religieuse, longtemps marginalisée par les élites républicaines, est « démocratique »…
L’AKP n’a-t-il pas remporté toutes les consultations électorales depuis 2002, à l’exception de celle de juin 2015 où, tout en étant la première force, il n’avait plus majorité ? C’est ce que répète sans cesse Erdogan, martelant que « la souveraineté appartient au peuple ». Et ils se refusent à voir les réalités de la répression ou de mesures liberticides.
Marco : Quel est l’état de l’opposition à M. Erdogan ?
L’opposition est en bien mauvais état, faute de leader et d’unité, mais en même temps nombre de sondages montrent que le résultat du référendum sera très serré et que, malgré l’iniquité de la campagne – contrôle du pouvoir sur la plupart des grands médias, impossibilité pour les partisans du non de mener une campagne normale notamment dans le Sud-Est à majorité kurde –, une surprise pourrait sortir des urnes. Mais Erdogan n’a jamais annoncé qu’il se retirerait en cas de victoire du non.
Emmanuel B. : Alors qu’au début de son exercice du pouvoir, Erdogan avait une stratégie « sans ennemi », il semble se diriger vers une stratégie « sans allié ». Je m’interroge sur la rationalité d’un tel choix !
Erdogan a besoin d’alliés mais plus encore d’ennemis quand il est en campagne électorale, afin de galvaniser ses électeurs. De ce point de vue, les Pays-Bas, où l’extrême droite a le vent en poupe, est une cible parfaite pour pourfendre l’hypocrisie de l’Europe qui, selon la rhétorique du pouvoir turc, veut donner à tous, notamment à Ankara, des leçons de démocratie mais n’en respecte pas elle-même les règles en interdisant de tels rassemblements.
Guero : Quels sont les risques pour l’Europe de perdre un allié stratégique comme la Turquie ? Et pour la Turquie ?
Les risques sont réels, mais à bien des égards la Turquie n’est déjà aujourd’hui plus considérée comme un allié réellement fiable. C’est vrai au sein de l’OTAN où le rapprochement entre Erdogan et Poutine inquiète, d’autant qu’Ankara évoque l’achat de S400, les missiles antiaériens russes et antimissiles, à la place de leurs équivalents occidentaux.
La Turquie fait aussi du chantage à propos de l’accord passé il y a un an pour contenir sur son territoire les migrants fuyant notamment la guerre en Syrie, et à chaque crise Erdogan brandit la menace de les laisser passer à nouveau. Mais en même temps, l’appartenance à l’OTAN est la seule véritable garantie de sécurité pour la Turquie alors que les guerres font rage à ses portes, et l’Union européenne reste le principal partenaire commercial et le principal investisseur direct dans le pays.
Jean-ED : Le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE est-il toujours en cours ?
Oui, mais il est dans un coma profond qui risque d’être irréversible si le référendum triomphe. Pour des raisons différentes, aussi bien les Européens que les autorités turques, qui ont besoin de l’Europe, ne sont prêts à prendre la responsabilité de débrancher le malade.